« Vénus sortie des eaux ». C’est ce que je me suis dis quand je l’ai vu. C’est ridicule vu les circonstances mais c’est quand même ça qui m’est venu. Sur les quais c’était dense et moite malgré l’heure, un mélange de sueur et de soufre, c’est ce que j’ai ressenti en accédant au quai. Une masse d’humains – des fêtards encore en début de soirée, des touristes, des travailleurs, il y en a aussi à cette heure, et des gens comme moi rentrant chez eux après un petit concert – s’étendait comme une flaque brouillonne, une eau incertaine, animée, vivante, peuplée de créatures à l’affût, pandémonium d’espoir, de désirs déçus, de frustration, d’amour et de sentiments encore inaboutis. Soudain, comme ça arrive dans ce cas-là et ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, cette surface liquide s’est retrouvée suspendue un instant, l’espace d’un cri dans le bouillonnement du bruit de fond et d’un chant répercuté dans les couloirs du métro. Quelque chose se passait là au bout du quai, pas loin de la gueule d’ombre du tunnel. Tout le monde a fait mine que rien ne changeait, qu’il ne se passait rien qui nous concernait, ce quelque chose qui était comme un caillou dans la chaussure ou une envie de pisser, quelque chose qui ne nous appartient pas vraiment et qui va finir par disparaître avalé par le sommeil. Mais ce que chacun essayait de croire dans son petit soi, la masse anomique de la foule le démentait : le volume des conversations avait sensiblement décru et même cela n’avait pas duré ; le brouhaha avait repris, cela ne sonnait plus juste, et on le savait. Les corps aussi n’avaient pu trahir cette vérité et sans s’en apercevoir s’était éloignés de ce qu’ils avaient instinctivement identifié comme un danger. L’ eau s’était légèrement ouverte et me lassait voir la source du malaise, de la gêne tue : un homme, sa tête, lourde de rage et de menace, frôle dangereusement celle d’une femme, plus petite, en contrebas, comme placée sur un autre plan du réel. Elle, je ne la vois que de dos tandis que lui, gesticulant, je n’en distingue que des angles flous, sa face en brouillon de sentiments et d’expressions inachevés, ratures sur ratures. Elle, les cheveux tirés en une chignon ramassé comme un petite poing noir. Sur les côté et le dessus cela brille un peu – peut-être a-t-elle mis de la laque dessus – et reflète les lumières blanches diffuses du quai. L’homme la domine physiquement de sa taille et de son agitation, pourtant, il se dégage d’elle une force vive, tout en contention. Sa voix dont je ne saisis pas tous les mots, résonne calme et ferme. Sa tête…
… Sa tête, je la voyais bien, de là où j’étais sur le quai quand ça a éclaté. La fixité de son regard. Ce regard. Ce visage impassible. Et autour ça continuait à bouger. Comme si tout était devenu dérisoire, l’essentiel, c’est elle. C’est ça que je me suis dis. C’est ce que je me suis dit et c’est ça qui me reviens, fiché au beau milieu du crâne ce regard, ce point d’encre de la pupille dilatée et frissonnante, ce point de beauté et d’équilibre, à peine plus gros qu’une tête d’épingle et large comme le monde.
Casque sur les oreilles avec du son à fond, j’ai pas tout de suite capté ce qui se passait. Je regarde le sol. Je me laisse envahir par la musique. Master of puppets, du grand classique. Un riff, coup de griffe. Un autre fend mon esprit. « Comment tu peux te couper du monde, de ton environnement comme ça » ? Ce que vous comprenez pas, c’est que coupé de cette bouillie là dehors, mes sens s’aiguisent. Ma vue, libérée des pensées, calée sur la musique, devient un faisceau laser. « I’m pulling your string ». Là, je regarde pas, tourné vers l’intérieur. Mode méditation. Le métro arrive pas. J’avais cru entendre qu’une annonce passait mais j’ai pas relevé. Des jambes changent de trajectoire l’air de rien, fuyantes, plus pressé ou hésitantes, trop indécises. « Twisting your mind and smashing your dreams ». La mer des jambes s’est ouverte d’un coup, un reflux brutale, l’ouverture de la mer rouge. J’ai relevé un peu la tête. Sensation d’un arrêt, point de suspension du temps, le réel absorbé, cette jeune femme, focale de tous les regards, son corps figé, ancré dans le sol, l’univers tournant un instant tout autour d’elle. Et l’autre en face, tout en désordre, éparpillé…
Éparpillées dans le ronflement sourd de ce boyau, les stridulations des grillons. Je les cherche comme un porte-bonheur, un fil de soie invisible que je tisse avec ma terre d’enfance. Un secret, je me sens privilégié d’être le seul – enfin j’aime à le croire – à les percevoir ces frottements d’élytres. Invisibles à force d’évidence. L’essentiel posé à portée de nos sens, et nous submergés dans la profusion et la prolifération des signes. Cela s’est arrêté un moment puis a repris, une éclipse, un dérangement, un grognement, des cris, toutes choses importunes que j’ai chassées, vite, de mes perceptions. Une rémanence mémorielle de romarin me surprend par sa puissance. Impromptue, elle amalgame les odeurs de sueurs, de métal chauffé, les particules, poussières de plaquettes et bribes d’enfance, alchimie presque obscène, chimère olfactive dont je n’arrive pas à savoir si elle me plaît ou me répugne. Les deux à la fois. Et puis, un nouveau silence, plus long, dans la touffeur les odeurs s’accentuent, se chargent d’hormones, chants d’amour, pulsion, faim, peur de néant. C’est sur ce fil qu’elle danse, la peur, l’angoisse de part et d’autre, la foule entre sidération, crainte, envie et désir. Elle les tient tous dans sa frêle silhouette, elle est la tension du saut avant l’inconnu, la certitude qu’il faut avoir pour faire le pas dans le vide, dans le nouveau.