Dans les bateaux, on fait la chasse aux rats. Pas question de s’arrêter au supermarché du coin pour se réapprovisionner quand ces sales bêtes vous ont descendu votre réserve. Les tapettes, on n’a pas que ça à faire, le plus simple reste d’embarquer un chat, qui se nourrit de sa chasse davantage que de notre pêche. C’était déjà vrai pour les Vikings.
Immigrant vers l’Amérique, les Norvégiens privilégièrent l’État du Maine dont le relief et les grandes forêts sombres adouciraient leur nostalgie du sol natal. Certaines familles emportèrent leur chat, bêtes d’importance en comparaison des minets des gouttières parisiennes et autrement plus poilues. Une fois sur place, peu satisfaits de leur nouvel habitat —, les chats sont naturellement plus circonspects que les enfants et moins enclins à la complaisance que les adultes — nombre d’entre eux s’échappèrent à la première occasion. Ils se mêlèrent à la faune locale, en sorte qu’au bout de quelques générations. Ébahi par l’ampleur de ces phénomènes — le Maine coon peut mesurer un mètre vingt de long — on en vint à se demander s’ils n’étaient pas le fruit d’un croisement avec le raton laveur (racoon), d’où le nom de la race.
Il faut comprendre qu’Alice avait un chat, une bête magnifique et étrange, sortie d’on ne sait où. Elle était apparue au début de l’été dans son jardin. Elle l’avait trouvé, installé sur la balancelle comme s’il n’avait bougé de là de toute éternité. Il n’avait montré aucune frayeur quand elle s’était approchée. Elle non plus d’ailleurs, ce qui compte tenu de la taille de l’animal était venu s’adjoindre immédiatement à la liste déjà longue des «bizarreries» d’Alice, que sa famille proche et notamment sa belle-sœur tenaient avec une attention obsédée. Elle l’a nourri, persuadée que ses propriétaires finiraient par se manifester ou que le chat repartirai d’où il était venu quand ces derniers rentreraient de vacances. Mais elle ne fit aucun effort pour les retrouver. Alice ne faisait pas ce genre d’efforts et si elle pouvait manifester une certaine curiosité pour les affaires des autres, elle se gardait bien d’essayer de s’en mêler. Le chat n’étant pas son affaire, elle ne lui donna jamais de nom, même si, les mois passants, l’hiver succéda à l’été et il faut bien admettre que la bête vivait chez elle.
Le petit était fasciné par l’animal qui le lui rendait bien, disparaissant régulièrement chaque fois que le gosse retournait à l’école pour ne revenir qu’au séjour suivant. Comme ses « problèmes » s’accroissaient « de façon alarmante », selon ses parents, il passa de plus en plus de temps chez Alice, et le chat fit de même. Le petit essayait inlassablement de dire le nom avec peine, étant affublé d’un défaut de prononciation qui réduisait toutes ses chuintantes à des sifflantes, tous les « chats » à « ça ».
Avant le petit, bien avant disait sa mère, ils avaient eu un premier enfant, un garçon, prénommé Alexandre. Ils vivaient alors à l’étranger, et eux-mêmes ne savaient plus grand’ chose de celui et de celle qu’ils avaient été à cette époque-là. La dépouille du premier avait été enterrée sur place. Il n’avait d’ailleurs vécu que quelques jours. De cela, ils ne parlaient jamais, persuadés qu’ils étaient de « perturber » le petit. Il avait déjà une si drôle de façon de s’exprimer, intervertissant les consonnes, incapable de prononcer certaines d’entre elles, ou en ajoutant ici et là comme si elle manquait, transformant systématiquement les noms de son entourage et s’obstinant depuis qu’il savait parler à les appeler « mère, père », couplant toujours les deux mots en accentuant le « e » muet qui les séparait comme on ajoute maladroitement trop de colle.
Dans les dernières années de ses études, Valentin Legris avait logé un temps dans le grenier d’une de ses premières patientes. Tout cela paraîtra peu orthodoxe, mais en dépit de son âge, il était de la vieille école et ne s’embarrassait pas de préjugés. Il payait un loyer à la vieille dame pour l’occupation des locaux. Il était peu présent et disposant d’une entrée indépendante, pouvait aller et venir comme bon lui semblait. Par ailleurs, c’est l’observation de sa logeuse et de son entourage qui sont au cœur de son premier ouvrage, Alice A ( Ed. Allia, 1989). Alors que toute sa famille insistait pour qu’il diagnostique un Alsheimer précoce, Legris prétend que les apparitions toujours inopinées du chat de la maison l’auraient mis sur la piste du Syndrome de Todd. Il est resté en contact avec Alice et l’a accompagnée, ainsi que son petit-fils, en sorte qu’elle puisse rester chez elle jusqu’à sa propre disparition.
Sasha fuguait. Il avait des parents adorables, profs de lettres, passionnés de Balzac. Le gosse sautait des classes, réussissait tous les tests d’évaluation qu’on posait devant lui et bien qu’il ne fut pas particulièrement grand pour son âge, au contraire, prit la poudre d’escampette peu après soufflé ses sept bougies. On le retrouva deux jours plus tard et à l’époque, on ne prévenait pas la presse pour si peu. Il embobina ses parents et le premier tour était joué. Mais il se perfectionna dans son art et à l’âge de douze ans, il avait déjà traversé la moitié de l’Europe en solitaire. Ses honnêtes parents, terrifiés, acceptèrent avec soulagement l’offre de la fondation et l’accueil de Sasha par un laboratoire « avec tout le confort moderne » pour un semestre. Il partit sans rien dire, avec son petit sac et sa casquette vissée sur la tête. Une fois bien installé, il reprit ses voyages, ainsi qu’il les appelait, expliquant qu’il avait besoin de « voir sur le terrain ». Terrain de quoi, ça, personne ne le sut jamais. Mais régulièrement, il fallait aller « chercher Sasha », si on ne voulait pas le voir revenir entre deux fonctionnaires de police. Cette mission assez pénible — Sasha marquant une prédilection pour les destinations sans intérêt et difficiles d’accès — incombait au dernier entré : Valentin Legris, qui avait le cœur tendre et pas de vie de famille, à l’exception d’une vieille tante et d’un petit garçon dont il s’occupait à ses heures perdues.