Madeleine. Sa mère a dit « ma fille Madeleine va venir me chercher ». Elle avait froid. Je n’ai pas osé au début lui prêter mon blouson d’agent d’escale. Nous avons attendu Madeleine. Je l’avais prise en charge dès la sortie de l’avion. Je l’avais aidé à s’asseoir dans la chaise roulante. Elle était un petit oiseau tout maigre sans manteau, juste une chemise blanche avec des manches longues et un pantalon jeans. Les chaussures baskets orange qu’elle avait au pied contrastaient avec son âge avancé. Au pays on avait dû habiller ainsi pour le voyage. Dans son regard, je voyais sa reddition. Elle avait dû se laisser faire, muette, gardant son souffle pour ses dernières volontés s’il lui en venait. Elle avait froid. Je l’ai appelé mamie sans lui demander son autorisation. Je n’y ai pas pensé. Je voulais la réchauffer. Je voulais qu’elle ne se sente pas seule. Nous sommes allés chercher les bagages. Elle était épuisée. Je parlais beaucoup comme si mes mots auraient pu l’envelopper et lui tenir chaud. Nous avons attendu Madeleine. Je lui ai demandé si elle avait un châle ou un foulard dans sa valise. Elle a dit non. Madeleine a tardé. Quand elle est arrivée, enfin, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Sans avoir imaginé une « Madeleine » dans ma tête quand Mamie a dit « ma fille Madeleine va venir me chercher », la Madeleine qui a plongé sur Mamie ne m’a pas étonné. Elle avait cette allure de petit oiseau tombé du nid comme sa mère, sauf qu’elle était plus en nerfs et en agitation. Elle marchait vite, elle parlait vite. Elle était une femme pressée. Elle s’est confondue à sa mère en excuses pour son retard. Elle a parlé de son travail, d’un hôtel sans que je comprenne bien ce qu’elle faisait comme travail. Je n’existais pas à ses yeux. Non par condescendance ou mépris, je voyais bien que rien n’existait d’autre que sa mère. Elle voulait cacher dans sa volubilité la peur que lui inspirait le visage amaigri de sa mère. Sans doute qu’elle n’imaginait pas la retrouver si malade. La mère était une femme malade. Je m’étonnais même que le commandant de vol l’ai accepté à bord. Mamie avait autour du cou une des pochettes qu’on donnait aux enfants non accompagnés. Je suis certain qu’elle n’avait pas dit un mot pendant le voyage et qu’elle n’avait pas mangé. Avait elle bu? J’ai demandé : Mamie est ce que tu as soif? Madeleine a enfin pris conscience de ma présence. Mamie a fait un geste vers son sac et j’ai devancé Madeleine pour y chercher la bouteille d’eau. Madeleine m’a regardé faire. Haut perchée sur des bottes noires jusqu’au creux des genoux, elle était une belle femme à la peau sombre. Toute en perruque blonde, un manteau d’hiver rouge, et les lèvres rouges, elle aurait pu faire selon moi la couverture d’un magazine. Quand elle a pris conscience de ma présence, elle s’est confondue en remerciement pendant que mamie buvait deux gouttes d’eau. Puis en créole elle a parlé d’une Guylaine qui aurait pu donner un manteau. On ne va pas me dire que personne en Guadeloupe n’avait un manteau pour une malheureuse, pour voyager pour se faire opérer en France? Elle a regardé fébrilement autour d’elle comme pour chercher un manteau et ne voyant que des snacks, un bureau presse tabac elle a enlevé son manteau et a dit en se baissant vers Mamie : on va prendre un taxi, de toutes les façons tu es trop fatiguée pour le métro. Mamie lui a caressé la joue avec tendresse. Je ne voulais pas quitter Mamie et j’avais aussi envie de faire la connaissance de Madeleine. J’ai proposé mon blouson. J’ai devancé son refus par un « le temps de monter dans le taxi ». Madeleine a souri. L’agitation n’a pas cessé pour autant. Son regard était fuyant, elle agitait les mains aux ongles longs et rouges devant son visage pour ponctuer chacune de ses paroles. Le scandale pour elle était que sa mère soit obligée de voyager pour une opération. Je comprenais que son agitation était à la mesure de son impuissance à aider sa mère. Madeleine était une femme affolée. Mamie était trop fatiguée pour sourire. Elle ne disait rien. J’ai aidé les deux femmes à monter dans le taxi. J’ai pensé à laisser à Madeleine mon blouson pour avoir une occasion de la revoir et le récupérer, mais je n’ai pas osé. Elle m’a remercié. Je vais lui acheter un manteau tout de suite, a-t-elle dit avant de claquer la portière du taxi. Merci, merci. Je vais lui acheter un manteau, une fois, là, là, là-même.
J’ai regardé partir le taxi et je m’en suis voulu de n’avoir pas lu sur la pochette autour du cou de Mamie son nom de famille. Je m’en suis voulu de ma familiarité, de ma désinvolture. Cette dame qui avait dit pour seule parole « ma fille Madeleine va venir me chercher » méritait la politesse et un Madame. Et c’était trop tard.
Quand les collègues ont parlé quelques mois plus tard d’une vielle femme qui était décédée seule sur sa chaise roulante en salle d’embarquement je n’ai pas su si c’était Mamie. Si j’avais lu le nom de Mamie sur la pochette j’aurais su que Rose Aimée Cinabre c’était elle.
Madeleine. Violetta aime à raconter que c’est elle qui l’a initié au gwoka. C’est faux. Cette enfant dansait depuis le ventre de sa maman. Tout ce que Violetta a fait, c’est lui donner la permission d’écouter son cœur et ses pieds. Madeleine m’appelle Leogane, comme tout le monde. Est ce que maintenant qu’elle est revenue de France elle me donnera du Monsieur Leogane? Madeleine ne m’appelle pas. Quelle raison elle aurait de m’appeler? Est ce qu’elle m’a reconnu? Elle m’a forcément reconnu. Elle avait un sac de voyage avec des roulettes. Je l’ai vu descendre du taxi qui avait dû lui couter bien cher si elle venait directement de l’aéroport. Quelle raison elle aurait de venir en taxi à la gare routière de Bergevin avec un sac de voyage si elle ne venait pas de l’aéroport du Raizet? La gare routière était plutôt calme dans le milieu de l’après midi quand j’ai vu cette grande femme noire la tête propre descendre de son taxi avec son sac de voyage l’air perdu. Les aides de car ont voltigé vers elle. Moi j’étais comme les autres chauffeurs, appuyé sur le large volant du car à l’ombre, dans la chaleur à écouter radio Guadeloupe. Elle m’a fait plaisir parce que j’ai vu qu’elle lisait les noms sur les cars. Elle s’est arrêtée quand elle a lu Léogane. Les portières étaient dépliées. Elle est montée, elle a dit bonjour Monsieur et elle a sorti son portefeuille en me demandant c’est combien? J’ai répondu un peu trop sèchement à mon goût. Tu vas payer après. Où tu vas? Elle a répondu Bergette Petit-Bourg. Je le savais. C’était pour faire la conversation. Quelle conversation? J’ai hoché la tête et j’ai remis mes lunettes de soleil. Qu’aurais-je pu dire à la fille de Rosine à part où tu vas ? Toutes mes condoléances? J’ai connu ta maman? Je t’ai vu toute petite? L’école et le lycée c’était avec mon car? Pourquoi tu as coupé tous tes cheveux? Peut-être que d’autres habitués l’ont reconnu. Mais personne n’a rien dit. Elle s’est assise au fond, son sac sur le siège à côté d’elle et a collé sa tête propre sur la vitre. Elle était tout en noir. A ses yeux rouges, on voyait qu’elle avait beaucoup pleuré. Qu’aurais-je pu dire à la fille de Rosine? Je t’ai vu danser un jour à la télé? J’ai vu ta photo dans le journal France Antilles? Pourquoi tu as coupé tes cheveux? J’étais soudain pressé de partir. J’ai regardé l’heure. Rodrigue est monté. Nous avons échangé un regard. Je voyais bien qu’il hésitait à aller la voir où à rester devant comme d’habitude. Madeleine au fond du car ne regardait personne. Elle pleurait. De la tête j’ai fait signe à Rodrigue d’aller au fond et j’ai démarré mon car. J’avais vu ces deux-là grandir. Rodrigue fait la pêche et il m’aide pour se faire une monnaie les après-midi avec les voyageurs. Rodrigue n’a rien dit. Il s’est assis devant. La musique jouait à la radio. Nous n’avons pas dit un seul mot et ce n’était pas dans nos habitudes.
Madeleine. Moi je l’appelle Prune café. Je sais qu’elle avait peur des colères de son oncle Odilon. Quand elle venait pêcher avec moi, elle ne parlait que de lui et de ses colères. Il ne vivait pas avec elle mais il mangeait tous les jours chez sa sœur Rosine, la mère de Prune café. Il amenait des ignames, des piments, des fruits à pain, du cochon et des lapins. Il fallait veiller à ne rien toucher de ce qu’il pouvait laisser dans la maison. Un sabre ou un marteau, un corossol entamé ou des graines de papayes, il fallait tout laisser là où il l’avait posé, peu importe où il l’avait posé. Prune avait peur de ses colères. Elle me disait pendant que je levais mes nasses dans le canot que les femmes étaient trop soumises. Que les hommes avaient toujours le droit de parler fort et de leur faire peur. Je me suis retourné vers elle et je lui ai dit: est-ce que je te fais peur? Elle m’a regardé gravement et elle a dit : Rodrigue si tu cries sur moi j’aurais peur. Je l’ai embrassé. Elle est partie quand même. Elle est partie danser à Paris. Elle dit à sa mère qu’elle fait de la comptabilité et qu’elle travaille beaucoup mais elle est partie danser à Paris. Une femme si frêle qui avoue avoir peur de tout et de tout le monde est partie quand même avec sa timidité danser pour les gens de France. Elle aimait danser avec moi, pour moi. Je dis pour moi parce que quand je la marquais on riait tous les deux de notre complicité. J’aimais la marquer au graj. Elle faisait exprès de me narguer avec toute sa sensualité. Nos yeux étaient arrimés. Je marquais fort chacun de ses pas, chacun de ses coups de reins. Dans la joute, elle cherchait à me surprendre. Elle s’approchait du tambour et donnait des coups de reins dans des éclats de rire. Certaines danseuses dansent avec gravité, pas Madeleine. Madeleine, ma prune café quand le tambour l’appelle que ce soit du graj ou du toumblak elle danse la joie, elle rit, elle s’amuse, elle se moque, elle taquine. Elle savait que je l’aimais. J’aurais dû lui parler dans le car. Je l’avais vu descendre du taxi. J’aurais pu aller lui parler pendant la veillée ou à l’enterrement. Elle avait l’air si seule, si triste. Je ne l’ai pas fait. J’étais à la fois en colère et triste moi aussi. En colère parce qu’elle faisait sa grande dame qui a oublié tout le monde et triste que notre histoire n’ai pas tenue. Trop de temps avait passé. Nos regards se sont croisés. Elle ne m’avait rien dit alors moi non plus je n’ai rien dit. J’aurais dû sans rien dire la prendre et la serrer dans mes bras. Je ne l’ai pas fait.
Madeleine est une enfant têtue. Quand on la regarde, on pense qu’elle peut plier, mais elle ne plie pas. Elle a sa tête. Elle a voulu faire du gwoka et rien ni personne ne l’en a dissuadé. J’ai dû la corriger quand elle était petite. Cette enfant là était allée se percher dans un manguier à l’aide d’une échelle. Elle a rempli son ventre de mangues et quand elle a voulu descendre, ses frères ont enlevé l’échelle. Elle a refusé de sauter. Elle s’est obstinée à répéter: je suis montée par l’échelle, je vais descendre par l’échelle. Ses frères la martyrisaient et elle se défendait comme elle pouvait. Un jour ils ont jeté sur elles des chatons nouveaux nés. Elle a eu tellement peur qu’elle ne supporte pas jusqu’au jour d’aujourd’hui, de voir des chats. « Tonton Odilon je ne peux pas venir te voir tu as trop de chats ». Je ne crois pas aux mensonges de Madeleine. J’ai été dur avec elle. J’ai été dur avec les deux filles de ma sœur. Ma sœur a divorcé. Élever seule deux filles est un embarras. La preuve c’est que Guylaine est fille mère à 16 ans. Madeleine est-ce qu’elle travaille vraiment en France? Elle dit qu’elle danse. C’est vrai on l’a vu une fois à la télé et une fois dans le journal. Mais qu’est ce qu’il y a derrière ces métiers là? Quel trafic? La respectabilité c’est se marier et élever ses enfants. Ma sœur est respectable. Violetta mon autre sœur a cravaché pour sa respectabilité. Elle est pharmacienne. C’est quelque chose une pharmacie. Madeleine dit qu’elle fait de la comptabilité mais travaille dans un hôtel. Depuis quand les hôtels emploient des comptables la nuit? Je l’ai corrigée. J’ai dû la corriger plus d’une fois. Je me souviens seulement de cette histoire d’échelle. Je lui ai dit de descendre. Elle m’a tenu tête. Au début, j’ai trouvé amusant cette obstination. Après tout, elle avait raison. Les frères auraient pu remettre l’échelle. Moi je ne voulais pas m’en mêler. Je lui ai dit : tu te débrouilles mais tu sors de là. Quand je suis repassé avec le manger à lapin et mon sabre, l’enfant était toujours dans le manguier. La nuit était en train de tomber. Je suis monté la chercher et je l’ai battu avec la ceinture pour lui apprendre à obéir. Le gouvernement dit de ne pas taper les enfants, mais nos parents nous ont donné une éducation et une bonne éducation à la dure. Personne n’est mort. Madeleine n’est pas morte des coups de ceinture. Je n’ai rien dit et elle non plus parce que si nous avions parlé je sais que Rosine lui aurait aussi donné une correction pour m’avoir tenu tête. Elle m’a fait la bise à la veillée. Elle avait l’air contente de me voir. Je suis vieux et je n’aurais pas tapé au jour d’aujourd’hui un enfant dans un manguier. J’aurais appuyé l’échelle sur le manguier. J’aurais tenu l’échelle pour que l’enfant descende.
Avec vous on oublie l’ennui… reste le plaisir, à bientôt de vous lire
Merci Raymonde 🙂
Je poursuis la lecture. Le puzzle se met en place. Etonnant ce déplacement de regard hors du « je », qui nous invite, lecteurs et lectrices, à découvrir d’autres pans du personnage, véritable boule à facettes cet exercice. Je suis admirative de l’épaisseur et de la diversité des personnages, des lieux, des époques, de ce monde qui surgit d’une grande cohérence. La vie en roman ! Oui, en effet, tu est prête Gilda pour le grand saut ;-). Petite question / suggestion : pourquoi ne pas mettre « l’identité » des voix en début de « prise de parole » plutôt que Madeleine. Envie de tout relire pour rassembler les pièces du puzzle.
Merci Émilie. Maintenant oui il faut que je m’attaque à assembler les pièces du puzzle et probablement aussi à sacrifier certains textes si cela « ne rentre pas ».