La femme de la cuisine s’est invitée dans mon livre, glissée dans les pages, faufilée. Elle n’a rien bousculé dans la maison. Elle s’en est venue d’entre les murs ou par le sentier par-dessus le coteau et elle a pris possession de la place, assise à table dans ses vêtements de tous les jours, simples et sombres. Je n’entends pas sa respiration. Je ressens sa présence à mi-chemin entre les morts et les vivants. Par instants je la vois avec extrême précision, distingue les imperfections de la peau, les ridules, les légers frissons au coin de la bouche, la matière du gilet qu’elle a sur le dos. Et puis tout redevient flou comme une vague qui se retire et nettoie le sable, comme un vent qui repousse les indices d’orage, elle échappe au réel, et le livre redevient muet, inhabité, en dépit des lieux qui y palpitent et des oiseaux et des forêts. Je l’appelle. J’attends qu’elle surgisse, mais à peine je l’aperçois que déjà elle s’enfuit. Elle est fille de la terre, fille de campagne, une campagne feuilletée de chemins sans cesse parcourus depuis le début de la vie. Sûrement le hasard ou le vent qui a poussé son histoire au creux des pages. Je tente d’en déchiffrer les signes.
On me dit.
Qu’elle a été la dernière née après trois frères. Pas de traces de la mère. Morte sans doute. Rendue à la terre. On penserait qu’elle aurait pu être chérie, après trois garçons, mais non. Rien qu’un peuple d’hommes tout en cris et en suées s’occupant de la terre et des bêtes lourdes. Un monde rude. Il a fallu qu’elle grandisse comme ça.
On me dit.
Qu’elle a été déclarée en mairie une ou deux semaines après sa venue. Trop de neige, chemins impraticables.
On me dit.
Qu’elle avait la mine bien faite, le corps bien dessiné, qu’elle était courtisée du côté de Marsillat. Beaucoup assurent qu’elle a dû céder bien des fois, enfin qui sait vraiment. Ce sont des médisants. C’est vrai qu’elle proposait des sourires et qu’elle avait des gestes doux, sa façon à elle, pas pour ça qu’elle se prêtait à la bagatelle. Elle a tenu ferme sa route et il y avait en elle un battement, un souffle peu ordinaire qui la faisait penser différemment. Elle ne se confiait pas, alors qui pourrait témoigner de ces choses-là ?
On me dit encore. Sa rencontre tardive avec Jude, un saisonnier qui avait voyagé, qui ne parlait pas bien la langue. On me dit son grand amour pour lui. On me dit sa patience, sa malchance, son chagrin, son chemin de galère.
La femme de la cuisine est entrée doucement dans la lumière de mon livre, ses pas sont discrets, ses sourires invisibles. Les branches des arbres près de la maison tremblent quand elle se manifeste. La laine de son gilet est si usée qu’on voit la blouse à travers. Ses apparitions sont fragiles et son corps frémissant pèse à peine, je ne peux le toucher et j’ignore son âge, mais sa présence devient de plus en plus forte avec les jours qui passent alors que l’écriture se poursuit, stigmates sur la peau du papier et dans le tendre du cou. L’écriture est devenue vaste comme une histoire.
Photographie, ©Françoise Renaud – en campagne, juillet 2023
Très belle cette présence à la fois prégnante et intangible de la femme de la cuisine qui vient habiter ton écriture. Merci Françoise !
j’essaie de développer un peu cet aspect mi réel-mi fantastique, assez inhabituel pour moi
merci chère amie Muriel
Je la connais cette femme, enfin une qui lui ressemble, elle est aussi un personnage de mon livre que je n’ai pas connu mais qui m’est très proche. Sous terre, les mortes se rencontrent et se parlent. Je les soupçonne même de voyager en secret pour raconter les histoires qui se sont perdues , faute d’oreilles et d’écoute suffisante. Elles sont nombreuses ces femmes sépia ou noir&blanc, on les voit discrètes, peu souriantes ou carrément absentes sur les photos de famille; si rares, si incongrus dans leur vie de bête de somme. Peu d’entre elles sont heureuses, ou si oui, il ne reste aucune preuve écrite, ni d’autres vestiges de témoignage. Mariée à untel, veuve d’untel, remariée avec untel, encombrée ou non d’enfants, le travail en plus…La vie qui passe comme une traînée de poudre entre deux guerres… Elles n’ont rien dit… On ne leur demandait pas de dire quoi que ce soit…Elles auraient voulu peut-être… Mais à quoi bon… Il faut que la soupe soit chaude et les chaussettes reprisées… les sentiments, ma foi… ça ne rajoute que du gras aux chagrins…Et le regard des autres; même proches, n’est pas toujours bienveillant…
Que te dire Françoise, sinon que ton personnage a sa place dans ton roman et des soeurs ou cousines dans celui des autres. Je veux dire certains qui en parlent malgré eux … « Le passé dans le présent », une notion qui m’est chère.
vraiment reconnaissante du soin que tu apportes à ta lecture et à la confection de ta réponse, encore une fois si bien écrite… elle nous appartient à nous toutes, cette femme « sépia ou noir et blanc »
moi non plus je ne dispose pas de preuves écrites, alors inventer, ou plutôt réinventer le réel tout en étant bien sûres qu’il a bien existé…
C’est fort ce qui s’écrit là. Et puis cette reprise des « on me dit » est très réussie. Quel beau personnage.
à chaque fois trouver le meilleur, le rythme, la cadence qui aide à raconter… et à avancer dans l’écriture
merci du passage et des mots laissés comme traces
J’aime ce portrait par évocations avec ce soin délicat de maintenir une distance. C’est une idée que je veux développer aussi, parler d’une personne en gardant une distance, sans chercher à la réduire. Parce que la perception de la narratrice se reflète sur elle-même (un peu embrouillé, je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire). Les « on me dit » cultivent à la fois l’élan et l’écart.
oui c’est ça, JLuc, qui peut bien dire ce qui est vraiment, donc demeurer dans la prudence, développer une certaine distance en effet et privilégier les sensations et émotions au détriment des événements impossibles à vérifier
(alors oui je pense comprendre ce que tu veux dire…)
mais j’ai peiné sur cet exercice, eu peu de disponibilité pour écrire, et il a fallu que je démarre, donc ai choisi de reprendre mon JE qui constitue mon fil, JE d’écrivain narrateur
Je te dit que j’aime ce texte et cette femme que tu racontes Françoise, ponctuée par des on me dit. Merci, bel après-midi, à bientôt.