Je suis fille de montagne, la mer je ne l’ai jamais vue que d’en-haut, je m’attardais à peine sur son reflet, je suis docile, fille de montagne, la mer ça ne comptait pas, mais peut-être parce que ce jour là la lune était pleine qui gonflait la mer j’ai senti sa présence plus forte, et comme on m’avait oubliée j’ai passé la journée à l’ombre des murs tombés et j’ai regardé la mer, j’ai regardé l’horizon longtemps, guettant une présence, un mouvement, et j’ai cru voir une barque sur la mer qui avançait vers moi en droite ligne depuis l’horizon, dans le grand silence écrasé de chaleur, je ne n’ai pas bougé, je n’ai pas quitté la mer des yeux, je n’ai pas vu le moment où la barque a disparu, je n’ai pas bougé jusqu’à ce que le soleil passe de l’autre coté de l’île, ce jour là le ciel a pris une teinte rose, réfléchissant le feu du couchant derrière les montagnes, la mer aussi est devenue rose, j’ai gardé cette couleur pour moi
je l’ai toujours regardée avec méfiance, pourtant Louis qui est fier nageur a tenté de m’y habituer, mais la peur a sapé toutes mes tentatives, et quand je me suis retrouvée sur le pont du navire j’ai eu peur à nouveau, la peine a commencé à monter au rythme de la houle, j’ai pleuré d’être là sur la mer, à longer la côte parce que c’est le chemin, c’était peut-être moins douloureux de partir en suivant l’extrémité de l’île, puis il y a eu un orage et nous avons dépassé La Giraglia sous des trombes d’eau illuminées de soleil, j’ai pleuré durant ce lent détachement, je reprochais à la mer cette distance entre mon corps et l’île désormais infranchissable, puis la nuit est tombée, la mer était comme un tombeau où je devais abandonner la peur, j’ai pensé que si je survivais à cette traversée je vivrais longtemps
la mer j’ai trouvé ça tellement beau au début, son corps bleu, insondable, sa manière de frémir en mourant sur le sable, d’être là toujours, Dieu sait si je l’ai aimée la mer, même si j’ai jamais été grande nageuse, j’aimais marcher au bord de l’eau et sentir sa fraîcheur soulager mes chevilles enflées, j’aimais son parfum iodé, un jour ça m’a saisie alors que je la découvrais plate et grise par la fenêtre du salon, elle était comme un immense chagrin étalé — des seaux de larmes, il y avait dedans l’épaisseur des souvenirs, les horizons perdus — celui d’Oran surtout, les corps flottants des personnes aimées disparues, j’avais alors l’idée absurde que mon âme se détachait de moi pour être ballotée par les vagues avec mes fantômes et ça me donnait envie de sombrer
Enfant j’aime la puissance des vagues, devenir immense quand elles me soulèvent. La mer de mon enfance est une déesse qui me porte, un corps amoureux. Le bruit rassurant des vagues, une voix à mon oreille. Un monde sans forme, infini. L’arrachement. Les retrouvailles à Erbalunga. L’ensorceleuse. L’appel de l’aube, la lumière du phare de Pianosa, le flottement du jour, l’attente. Les îles, Capraia, Elbe, Montecristo prises dans la brume d’été. Les ferries qui se croisent à l’horizon. Le scintillement miraculeux du soleil de dix heures. Les silhouettes alourdies de mes amies qui me rappellent Petra, sa manière de glisser lentement dans l’eau. La mer est une receleuse, elle rejette des pelotes étranges sur le sable, douces comme un animal au creux de la main, indémêlables.
Ces regards croisés sur la mer t’illuminent par reflets. Ça donne une lecture pleine de curiosité. Et étrange.
Belle façon d’écrire à la première personne et de dire un peu de cette narratrice en parlant de la mer. Le premier paragraphe phrase pose le paradoxe fille de montagne/ la mer. Et ce mot présence me parle. Merci.
Les Corses sont des montagnard.e.s et on fait semblant de l’oublier… Beaucoup appréciés ces sentiments personnels décrits devant la matérialité de la mer, la nostalgie insulaire et la beauté fatale d’une mer qui séduit et engloutit…Il n’y a guère que l’enfance qui s’extasie ou s’apeure devant les variations d’humeur de l’horizon et de la plage. Merci pour ces quatre morceaux d’introspection si bien écrits. « La vie intime est maritime » chante Souchon… https://www.youtube.com/watch?v=V2aMd5HwIuQ
merci Marie-Thérèse, oui la mer ne valait rien autrefois, d’ailleurs les terres de bord de mer, insalubres, on les léguait aux filles…