2542 Lakewood St. Detroit, MI.
WILLIAM CORTEZ ARMSTRONG. Age 70s.
On avait un grand attachement pour elle. Pensez : une Parisienne à Detroit ! Les gens l’appelaient « The French Lady of the Neighborhood ». Comme toutes les femmes du quartier dans les années 1950, elle ne travaillait pas. Sans enfant, je ne saurais dire à quoi elle passait ses journées. Au retour de l’école on la trouvait sur son frontporch en train de lire. Elle lisait, elle s’occupait un peu du jardin, mais surtout elle nourrissait les chats errants. Le soir elle partait en maraude avec des sacs de croquettes. Certains n’aimaient pas beaucoup ça. Je me souviens qu’elle n’avait pas le permis. Il faut le reconnaître : c’était une originale. Mais on avait un grand attachement pour elle. À la fin des années 90, quand sa santé a commencé à décliner, les gens du quartier — ceux qui étaient encore là — l’ont beaucoup aidée. Sa maison était bien trop grande pour une femme seule, elle avait du mal avec les papiers de Medicaid, et ce qui lui restait de famille en Europe ne pouvait rien pour elle. On l’a tenue à bout de bras jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus faire face. Puis, en 2000 ou 2001 elle est partie pour l’hôpital et n’en est jamais revenue. Une de plus dans la grande vague de disparitions.
2530 Lakewood St. Detroit, MI.
ELIZABETH McCRAW. Age 80s.
Pour tout vous dire, je ne l’aimais pas beaucoup. Elle est arrivée d’Europe en 45 ou 46, comme tant d’autres, dans les bagages de nos soldats. J’imagine que, pour ces femmes, l’Amérique offrait la possibilité de repartir à zéro. Je ne sais pas quelle vie elle avait menée chez elle mais son côté grande dame n’impressionnait que les naïfs. En 45 je n’avais que 11 ans mais, comme papa et maman, je lui trouvais mauvais genre. Contrairement aux autres femmes débarquées à la fin de la guerre, elle n’était pas toute jeune. Elle devait même avoir dans les 35 ans. Avec son mari ils n’ont pas eu d’enfant. Certaines jeunesses dissolues vous privent de ce bonheur.
2529 Lakewood St. Detroit, MI.
VERONICA BRODSKY Age 80s.
La mort de William l’a laissée toute seule. Il est décédé en 72 ou 73, juste avant la grande crise, pauvre homme qui aimait tant son métier d’ingénieur. 74, 75, j’appellerais ça ses années de flottement. Je lui disais : « Pourquoi ne retournes-tu pas en France ? Là-bas tu as un frère, une belle-sœur, un neveu… » Elle ne voulait pas en entendre parler. Elle me disait : « La dernière fois que j’ai mis les pieds là-bas je n’ai rien reconnu ». C’était une déracinée. William était son seul ancrage ici. Entre veuves on s’est serré les coudes. On se faisait des petits dîners, des sorties, et puis je me suis éloignée. Il faut dire qu’elle avait un sacré caractère, des avis tranchés sur tout, et ça ne s’est pas arrangé avec l’âge. Quand elle est morte, en 2003, je l’ai appris par le journal (c’est la sœur de William avec qui elle ne s’entendait pas du tout qui a pris en charge les obsèques). Je ne suis pas allée à l’enterrement, j’étais trop fatiguée. Je me suis promis, un jour, d’aller au cimetière mais vous savez comment c’est, surtout à mon âge.
2520 Lakewood St. Detroit, MI.
LAURA WEBBER. Age 20s.
Je n’ai pas connu cette dame. Je suis née quelques mois après son décès. Je sais juste qu’elle habitait une maison qui n’existe plus à deux numéros de la nôtre. Quand maman est retournée vivre à Lansing, j’ai fait un grand tri dans la maison. C’est comme ça que je suis tombée sur cette valise. J’ai appelé maman : « C’est quoi, toutes ces vieilleries ? » Maman m’a dit qu’à la mort de cette voisine dont elle avait les clés elle a visité la maison pour récupérer quelques bricoles. Apparemment, elle n’avait pas de famille (j’espère que c’est vrai). Je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête ce jour-là mais elle a récupéré tout et n’importe quoi : des chemises de nuit en soie (toutes mitées, je les ai fichues à la poubelle), des bouteilles à moitié vides de parfums français (très chic !), un collier en malachite (je l’ai fait expertiser, il vaut un paquet de dollars), un briquet en or qui marche encore (j’ai fait changer la pierre), et un renard. Un renard tout roux avec des perles d’ambre à la place des yeux. Il fallait que cette femme soit bien élégante pour porter un truc pareil. Que pouvais-je en faire ? Au mont-de-piété ils n’en ont pas voulu et le fourreur que je suis allé voir m’a dit qu’il ne valait plus rien. Alors je l’ai installé sur le canapé, face à la télé. C’est étrange mais c’est comme ça : dans ma solitude, le renard me tient compagnie. Maintenant que la dame est morte et que sa maison a été rasée, c’est la seule chose qui reste d’elle par chez nous. Et comme elle était italienne, j’ai appelé notre renard Leonardo. Leo the Fox, mon compagnon du soir.
magnifique balade, on peut se laisser éclairer pas ces divers regards sur l’inconnue…