été2023 #05 | témoins

Un rien, un regard, un geste d’exaspération, une parole railleuse, une légère bousculade à descendre de l’autocar, en fait c’est parti de rien, non pas une altercation ou une bagarre, ce n’est pas ça l’histoire, c’est le mépris du regard, l’ironie au coin de la bouche qui a servi d’étincelle, tellement facile de se moquer, et la colère a flambé à cause de la douleur que ça lui fait à elle, elle avec ce corps d’enfant à trimballer, un corps différent, et toutes les histoires qu’on lui a collées sur le dos.

le monsieur du Cros

Le monsieur du Cros s’installe toujours à l’arrière. Après coup il explique : « j’préfère que le monde soit devant, alors évidemment j’étais loin et j’ai rien vu rien entendu ça j’peux pas dire… c’que j’sais c’est qu’elle le maîtrise pas son p’tit, pas étonnant que l’un ou l’autre se soit énervé, ça devait arriver un jour ou l’autre… » Et c’est vrai qu’il en a mis du temps à quitter sa place et à s’en venir à l’avant, et quand il est arrivé tout était rentré dans l’ordre ou presque. Il ajoute : « franchement y’avait sûrement pas d’quoi en faire tout un plat… »

le chauffeur

Aux premières loges mais trop occupé à régler son rétroviseur, alors il n’a pas bien compris ce qui s’est passé. Il raconte qu’il les connaît bien les deux, mère et fils, qu’il les récupère au croisement quand elle descend au bourg pour ses courses… « sacrément courageuse cette femme-là, moi je l’admire, pareil fardeau c’est pas un cadeau du ciel, il aurait mieux valu qu’il ne naisse jamais mais ce qui est fait est fait, oui même si j’ai pas tout vu, j’ai tout entendu parce que ça s’est passé à la descente des passagers, en fait rien de bien méchant, je les ai fait sortir et voilà… »

femme au troisième rang

« on n’a pas idée de s’en prendre à un gosse comme lui, j’ai vu tout comme elle le tient dans ses bras pour le porter, la douceur de ses mains sur lui, une mère comme ça c’est une sainte… »

Elle

Il y avait des rapaces qui planaient au-dessus des champs à proximité du carrefour, là où ils attendaient le car. Elle avait fait patienté le petit, l’avait empêché de tripoter la terre, elle voulait qu’il reste propre pour le voyage. Elle lui avait montré les grands oiseaux, « tu les vois là-haut ? », et il les avait suivis du doigt et il avait ri. Il aimait les oiseaux. Elle a le visage encore très marquée quand elle raconte : « au Grand Salagnac quand on est montés, j’ai compris que ça risquait de mal tourner parce que ces garçons-là, rien que des vauriens vous comprenez, ils n’ont rien vécu dans leur courte existence, ils ont profité de tout, nés dans les plus belles fermes du coin, vous voulez que j’vous dise ? il leur faudrait une secousse pour de vrai, un coup sur la tête, une malédiction, un avion qui tombe du ciel et les écrase pour qu’ils cessent de se tordre la bouche comme ça pour se moquer d’un gosse qui n’a rien demandé à personne, tout de même qu’est-ce qu’ils ont eu à l’agacer ? à lui faire la grimace ? ils ne pouvaient pas le laisser tranquille ? Siméon il n’est pas bien solide, alors bien sûr qu’il est tombé et son tibia a raclé contre la marche, de la pure méchanceté, les créatures sont comme elles sont et pas autrement, personne ne peut rien contre la nature, enfin je me demande un peu ce qu’ils ont dans la tête, aller bousculer mon pauvre petit gosse comme un vulgaire sac de patates… »

le balayeur public

« non mais de quoi on parle exactement ? y’a eu un peu de bousculade c’est vrai à la descente, peut-être même un croc-en-jambe, quelqu’un a crié, une femme, c’est surtout ça qui m’a alerté, tout de suite je suis venu à la rescousse, elle était dans tous ses états, il y avait du sang sur son mouchoir et le petit était en larmes… »

une passante revenant de l’épicerie

« sûr qu’il s’était passé quelque chose, elle était penchée sur l’enfant et elle levait le bras en direction des garçons qui filaient en courant, ah non elle ne les regardait pas, elle ne regardait que l’enfant et elle criait », la femme raconte mais elle ne peut pas s’en empêcher, il faut qu’elle en rajoute, qu’elle critique, qu’elle y mette sa pointe de hargne et de jalousie, « à ce qui paraît que ça a toujours été une bougresse de fille… bien trop belle, c’est que les gens ont répété dans le pays et elle a dansé plus que de raison, mariée sur le tard ah pour le coup elle a été bien punie… », tout ça avec la bouche de travers et la volonté de faire du mal, le cabas balancé d’avant en arrière tandis qu’elle poursuit son chemin le long de l’église

Siméon

« maman je veux… je veux rentrer à la maison… maman ils sont où les oiseaux ? maman je veux voir les oiseaux encore dans le ciel, je veux les voir… maman maman »

jeune homme attendant à l’arrêt

« les pans de la porte se sont repliés et les passagers ont commencé à sortir, deux garçons en blouson ricanaient et encombraient le passage, et quand le gamin un peu bizarre a voulu descendre, l’air a changé d’un coup, ils ont fait vite, ils l’ont à peine touché mais il a bien failli virer jusqu’en bas des marches, ah fallait pas toucher à son fiston ça non, j’ai vu comment elle l’a relevé et a réajusté ses vêtements, une belle dignité, je me suis demandée comment elle faisait avec lui tous les jours, enfin qui pourrait la blâmer ? »

Photographie, ©Françoise Renaud – juillet 2023

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

5 commentaires à propos de “été2023 #05 | témoins”

  1. Je me demandais justement comment garder la narration à la première personne du singulier tout en multipliant les points de vues. Merci

    • j’ai utilisé en effet la voix du narrateur, celui qui écrit, celui du prologue, mais on peut aussi utiliser le point de vue de l’un des personnages qui pourraient être choisi comme point de repère
      merci Gilda d’être venue jusqu’ici…

  2. Très sensible à la violence de la bousculade, à la douleur de la mère et aux commentaires que suscite le corps différent de Siméon.

    • il m’a semblé que je pouvais aborder ici l’état de différence de Siméon qui s’est dessiné déjà dans les épisodes précédents…
      merci pour ta lecture, chère Muriel