Les battues sont organisées dès le début de la soirée. Si la jeune fille avait disparu en fin d’après-midi, il restait quand même quelques heures avant la tombée de la nuit. Un tee-shirt coloré dans les teintes roses fluorescentes, des baskets flashy, que la petite aurait pu perdre en courant soudain, paniquée. Et voilà, le plus curieux dans l’histoire, c’est qu’on ne percevait aucun signe de panique dans les herbes, on tendait les yeux partout, le corps penché sur la nature, l’oreille assourdie par l’extrême tension, on imaginait le corps pris au piège dans les herbes, précipitamment retournées, battues, écrasées par un corps furtif et indécis, car la petite avait tout à fait l’âge de battre en retraite, de prendre conscience de son erreur. Mais rien n’avait bousculé ces herbes hautes. Et puis, elle devait savoir, qu’on ne s’éloignait pas de la maison. Mais après tout, il n’y avait pas de raison, les parents ne racontent plus de contes, les enfants ne connaissent pas le Petit poucet rêveur, le chaperon rouge, le pot de beurre, la chevillette, le loup des routes. Les parents allument la télé, l’écran, la tablette : mort documentée, expliquée, clairement étudiée, les chutes, les brûlures, les bousculades, en dessins animés petits monstres sympathiques, dangers sur panneaux rectangulaires, y sait faire, appuie-la, yes ! des points, des bonbons tombent du ciel. Rutilants.
Les parents sont sidérés, le temps de passer un coup de fil, ils disent quinze minutes à la police, c’est pourtant long quinze minutes, tout le monde comprend : ils l’ont oubliée pendant une heure. Le frère est furieux, il donne des ordres, il hurle. Des gens commencent à le soupçonner.
Dans la battue, il y a toutes les familles des environs, les mères des copines, les institutrices de l’école élémentaire, les étudiants en vacances, les touristes de passage, des Hollandais, des Espagnols. On crie à travers les buissons, on soulève des pierres, le moindre indice, on écoute, on fouille des yeux le courant de la rivière, les joncs de la rive, l’horizon des champs, les bottes de foin superposées, immeubles jaunes dans les champs rasés de poussières, les odeurs de sang, on lâche les chiens, on rentre en transe, on se focalise sur la truffe des chiens, qui restent là, désorientés, au milieu de la route. Les yeux hagards, piégés, rutilants de bave. L’ardeur de l’été.
La chaleur enfle sur le bas-côté, les virages plein fouet, la cadence normande, il faisait frais sous la canopée blonde, une bière, deux bières après le chantier, « je le vaux bien », à gratter les murs dans cette chaudière. Tous ces murs à crépis. La chaleur déforme les odeurs, l’alcool pousse entre les dents, effluves d’eaux basses, à la racine des pieds, la pensée flanquée au fond de la chaussure, faut prendre la vie comme elle vient, le goulot dans le lâche sous-sol de la bouche, abreuve abreuve, et la route sous les yeux, en gondoles flamboie, tourne – remonte l’estomac. Comment aurait-il pu prévoir. Ce hoquet de vomissement, parce que trop tôt levé six heures cinquante pas l’habitude, et le grattage toute la journée, faut bien expliquer les choses, la chaleur sur le goudron ça retourne les bulbes rutilants, l’asphalte en bouillons, les paupières crevées l’alcool, le rouge, du rouge, bing sur la route.
Le directeur de l’association de sécurité routière ne mâche pas ses mots : quel que soit le nom donné au délit, homicide involontaire ou homicide routier, peu importe, il faut sanctionner les comportements à risques. Ne plus attendre le pire.
Les battues se tordent dans la campagne, on commence par les frontières les plus lointaines, jusqu’au pied des autoroutes, pour progressivement remonter jusqu’à la maison. La foule des chercheurs ne cesse de gonfler, plus de mille ce soir. Les policiers décident de prospecter dans toutes les maisons du voisinage.
Le corps a fait comme un sourire dans l’air, rutilant de soleil. Il n’a même pas entendu le bruit contre la carrosserie. Tout était prodigieusement doux et feutré. Comme un chat qu’on percute au crépuscule. Une flammèche de fourrure.
Les chiens ont des regards hébétés, vont exactement là où on leur demande d’aller, des cheveux de petite fille, c’est léger, c’est tendre, ça se casse, ça se met partout.
Quand il ouvre le capot, il vérifie le liquide de refroidissement, il pensait à une panne moteur. Il a mis du temps à découvrir le corps sous la camionnette.
Les touristes offrent des biscuits aux voisins atterrés, qui pleurent aussi, parce que, quand même, ils connaissaient bien la petite, ça fait un peu la sienne des choses comme ça.
Tout est allé très vite : le corps parmi les gravats sous les parpaings, à l’arrière du véhicule de chantier. Il recule, sort un bidon d’eau javellisée, éparpille un peu, l’eau a ses rutilances de laser, après sous le soleil, tout disparaît, tout s’évapore. Un peu d’eau froide, une bouteille entière finalement, et l’odeur aussi – disparaît.
Les gendarmes épluchent tous les relevés téléphoniques, ils grognent, cette colère du bûcheur, merde alors, y a trop de matière, ce sera plus long, et sans doute, faut prospecter plus loin… et voilà, voilà les renforts de la capitale. Salut les gars. Les gendarmes de la ville, ils sont plus maigres, un peu blêmes, pas vraiment en forme. Mais sont heureux d’être là, sous la rutilance des verdures, ce beau soleil normand. Ils disent qu’il fait frais, tellement frais, avec tout ce vert – personne ne les comprend : mais c’est l’plein cagnard ici !
Les virages à fond la caisse, les pupilles dilatées remplies d’une terreur soudaine. Putain mec qu’est-ce que tu fous. Bordel, mais bordel. Il sent le cœur qui flageole, les mains glissent sur le volant, putain faut ralentir ça va attirer la suspicion serrée. Ce froid d’un coup qui lui tend les muscles – terreur nouvelle. T’aurais pas dû la ramasser mec. Il bifurque sur une départementale, puis pied plancher, faut y aller, débarrasse-toi, double vinaigre dans les yeux, heureusement qu’y a personne qui t’attend au bercail mec. Les villes et leurs villes de remplacement, la lune directe dans la poire, la nuit, les infos à la radio, le corps finira par sentir il se dit, par-dessus la radio. Il n’entend rien du tout sur les recherches, son cerveau fait ça, il zappe, il recule très loin. D’un coup prend virage et rentre dans la forêt, c’est assez loin maintenant. Assez loin pour tout. Il marche droit en avant, corps par-dessus tête, l’enfant ne pèse rien, rien du tout par rapport à la peur. Enfin ça arrive cette décision dans les bras, derrière un rocher, entre deux arbres majeurs, le corps tombe sans bruit, flottant comme une ombre dans les liserons, et les cheveux sont soyeux, beaux comme une onde de plage.
Demain, il se fera porter pâle.
« T’aurais pas dû la ramasser mec »… Que faire d’un corps ? Qu’est-ce qu’un texte fait d’un corps ? Comment faire disparaître un corps ? Le dissoudre dans les mots ? Quel texte écrin ou baume lui offrir ? C’est prenant, Françoise
terrible texte, j’ai un peu manqué de repères (temporels) l’impression que plusieurs jours sont ramassés là mais bon on reconstitue bien, très beau. Merci