Une femme entre dans un café, un de ces nombreux cafés que l’on croise dans cette avenue, étroits, allongés, un escalier en colimaçon au fond de la salle, à droite du comptoir, permet d’accéder à un étage encore plus étroit, le passage est difficile et on s’aide de ses mains pour grimper, l’air à l’étage est rare – on suffoque – les chaleurs des cuisines au rez-de-chaussée explosent sous ce plafond bas, les odeurs se démultiplient, l’humidité donne à l’air un aspect ouateux, mais tout ceci ne semble pas importuner celle qui continue d’avancer, ni la température élevée, ni les yeux de quelques clients qui brillent dans les coins sombres, étonnés de voir une femme dans ce lieu aux allures de boys’ club bon marché, elle continue sa marche et s’approche de la fenêtre, pose le pied droit sur une chaise, le gauche sur le rebord, et dans un saut de grenouille, se jette dans la rue, la tête la première, comme pour s’assurer de bien viser le crâne, qui vient heurter le bord du trottoir, son corps dans le caniveau, sa chute dans un souffle a écarté les passants.
Quand je l’ai vu s’avancer comme ça, déterminée, j’ai pensé à ma mère, j’ai toujours imaginé ma mère hésiter, j’ai survécu à toute ma souffrance grâce à ce moment d’hésitation, parce que voilà, peut-être qu’il y a eu cet instant où elle a pensé à nous, à notre famille, à moi, elle a surement ralenti ses gestes, elle a peut-être même rebroussé chemin… est-ce qu’elle a regardé en arrière ? Est-ce qu’elle a jeté un œil vers la maison, et n’aurait-elle pas vu la lumière du matin, et sa beauté, et elle aurait imaginé nos corps tout chauds de sommeil, et n’a-t-elle pas eu envie de tout lâcher, jeter l’arme, courir vers nous, et nous embrasser ? C’est à ce sentiment, à cet espoir que je me suis accrochée toute ma vie, mais depuis ce jour-là, face à cette femme qui avançait vers sa mort aussi sure d’elle-même, surement de l’âge qu’avait ma mère en plus, je ne suis plus sure de rien, je l’ai vue entrer dans le café, et quelque chose était tombé sur son passage, un papier, j’ai pensé que c’était à elle, je l’ai ramassé et me suis engouffrée dans le café, elle était déjà arrivée au fond de la salle, mais je n’ai pas osé la héler, je ne sais pas, je n’ai pas senti que ça servirait à quelque chose, j’avais peur de l’arrêter,, je lui ai emboité le pas, et je me suis dit qu’au moment où elle s’installerait, j’irai la voir, j’ai ralenti quand je l’ai vu prendre l’escalier, mais je suis arrivée à temps pour la voir s’avancer dans la salle du haut, et c’est à ce moment-là que je me suis immobilisée, mon corps s’est arrêté seul, je n’ai eu le temps de rien, sinon de la voir monter sur une chaise, puis sur le rebord de la fenêtre, j’ai vu son corps passer à travers, elle s’est jetée sans heurts, comme on jetterait une poupée de chiffon, dans un geste fluide et tendre, elle n’était déjà plus vraiment femme, j’ai cette image accrochée là, dans ma tête, elle ne s’est pas défenestrée, elle ne s’est pas à proprement jetée, comme on arrache quelque chose, dans une violence, non elle est simplement passée de l’autre côté, aussi élégamment qu’un comédien s’éclipse en coulisses, et nous laissant nous, ceux qui étaient encore là, les spectateurs de l’avant, bouche bée.
soufflant.
J’ai dû reprendre la phrase où ça bascule, c’est le cas de la dire, tant j’étais absorbée par la description si complète et si étendue de ce lieu étroit. Beaucoup aimé.
Merci beaucoup, cela m’encourage à le terminer !
Oui, l’image de ce geste, la physicalité de cette traversée, ce corps de femme, l’ombre de ces hommes, ce pied sur une chaise, l’autre sur le rebord, la force de ce franchissement m’accompagnera longtemps.
Merci pour votre regard, j’avais peur que ce soit confus.