Plongé dans l’univers de son jeu vidéo, l’adolescent a tout juste entendu l’explosion. Un claquement de porte tout au plus. Sur l’écran de son ordinateur, il est assis sur la banquise. Au-dessus de lui, une aurore boréale déploie ses drapures et danse dans le silence spectral d’une avalanche de couleurs. La première pensée qui vient à l’esprit du jeune homme est une question : une aurore boréale fait-elle du bruit ? Et plus précisément, de ces pétarades qu’on retrouve plus fréquemment dans les feux d’artifice lors des fêtes populaires ? En absence de réponse, il en admet la possibilité puisqu’il n’a jamais rencontré d’aurore boréale de près ou de loin avant cette expérience qui, fut-elle virtuelle, offre une réalité tangible à l’appétit de ses sens en éveil. Le claquement aurait pu alerter l’adolescent car il est seul dans l’appartement. Mais son attention est absorbée dans les méandres des circuits informatiques et la bulle dans laquelle son esprit évolue est si étanche que son corps même l’a quitté et ne représente à cet instant qu’un amas de matière organique vautré sur un canapé. Eut il su seulement que la musique d’une aurore boréale ne se joue pas à coups de de grosse caisse qu’il en aurait peut-être été alerté et qu’au bout d’un long processus de réveil, il aurait saisi que se jouait non loin de chez lui un drame qui allait secouer la région pour un bon moment. Mais la virtualité des délices dont il se délecte en ce moment même a le goût sucré de l’abandon. L’adolescent est bien trop loin pour comprendre quoi que ce soit.
Ce n’est pas le cas du vieil homme. Dans la cuisine de sa petite maison posée en contrebas de la voie ferrée, il s’apprête à ouvrir son journal et boire son café quand l’explosion le fait basculer dans une réalité qui n’a rien de virtuelle mais tout au contraire horriblement lourde. Le claquement fait vibrer les vitres et la surface du café fumant dans la tasse se met à trembler, exactement comme allaient le faire les mains du vieil homme dans quelques secondes, quand il comprendrait ce qui est en train de se passer. Si le poids des ans a laissé des traces apparentes sur sa peau zébrée de rides profondes, dans ses articulations perclues d’arthrose et jusque dans la finesse de ses sens dont il ne peut plus louer la fraîcheur, le vieil homme garde une célérité de réflexion qui aurait fait pâlir d’envie un champion d’échecs. Dans le silence bourdonnant qui suit l’explosion, se révèle en quelques instants, dans son esprit, l’insupportable vérité. Ce n’est pas tant le drame écologique et encore moins économique ou politique qui s’annonce qui fait frémir le vieil homme mais bel et bien ce que signifie cette explosion. Il sait ce qu’il doit faire à présent, il l’a toujours su même s’il avait espéré que ce moment ne vienne jamais. Le vieil homme va chercher son fusil, le charge et le pose sur la table de la cuisine. L’attente ne devrait pas durer trop longtemps, quelques jours tout au plus. En regardant par la fenêtre de la cuisine, le train de Valenziany emmène son lot d’esprits encore endormis vers une journée de travail que d’aucuns croient ordinaire. Elle ne le sera pas.
Dans la voiture de tête du train, le couple d’enseignants est assis en milieu de voiture, dans cet espace particulier qui leur permet de se retrouver assis l’un face à l’autre. Elle a les yeux plongés dans les lignes d’un livre qui l’absorbe et la conduit sur les flots paisibles de mondes imaginés par un ou une autre. Elle est comme une brindille qui s’abandonne au monde pour ne goûter qu’au plaisir immédiat de ne plus penser. Lui, comme à son habitude, regarde le paysage défiler derrière la vitre épaisse à son côté. Assis dos à la marche du train, les détails du décor s’éloignent jusqu’à se perdre dans l’insignifiance. Parfois, emporté par l’élan, son regard s’arrête sur le visage de son épouse assise devant lui, impassible. Ils se connaissent depuis toujours, depuis qu’ils sont enfants. Peut-être même bien avant, lorsqu’ils parlaient une autre langue. Ils ont tant de secrets en commun qu’il ne distingue plus son propre reflet dans la vitre éclairée sans la voir, elle aussi. Aucun des deux n’entend l’explosion, trop loin au moment où elle a lieu, trop de bruits à l’intérieur de la voiture. À défaut, quelques instants plus tard, c’est la vision d’un fusil posé sur la table de la cuisine dans la maison en contrebas de la voie ferrée qui éveille son attention. Le détail aurait pu l’alerter et, même s’il en glisse un mot à son épouse comme pour s’en étonner, rien ne laisse augurer la suite. Ce n’est qu’en descendant du train à l’arrêt suivant, quand il apercevra le panache de fumée recouvrir la ville qu’il commencera à entrevoir l’inhabituel. À cet instant, leurs vies auront déjà basculé mais ils n’en sauront rien. Pas encore.
Elle est déjà loin quand l’explosion retentit. Elle a rejoint la capitale quelques jours auparavant et ce n’est qu’en passant devant un kiosque à journaux qu’elle apprend la nouvelle. Ce n’est pas qu’elle s’en doutait, mais ce qu’elle lit à la une des quotidiens du soir ne l’étonne pas. Comme un passage obligé à la cascade d’événements que sa dernière visite, qui date de quelques jours seulement, semble vouloir dicter. Elle qui peut parler à l’oreille des animaux et entendre leur plus juste complainte, elle qui peut lire dans l’écorce des arbres et sentir leur plus précieux secrets, elle n’entend pas rugir en elle le doute de ses origines. Dans l’ombre de sa peau noire comme l’eau d’un puits sans fond, elle cherche des racines incertaines autant qu’une lumière apaisante. À quoi bon la magie si elle n’en saisit pas le sens ? À quoi bon l’extraordinaire si elle est privée de besoin ordinaire de savoir d’où elle vient ? Pour pouvoir prétendre, un jour, à savoir où elle va. En attendant ce jour impossible, les rues de la capitale lui offrent autant d’horizons que le catalogue d’une agence de voyages tandis que dans son sillage, un nuage de fumée enveloppe une ville innocente. Tuant au fond d’elle même les vestiges d’un espoir ultime de se savoir différente. L’explosion qu’elle n’a pas entendue, elle en sentira pourtant les effets dévastateurs dans son être le plus profond à l’heure où elle sera persuadée d’en être l’origine. Sur le coup, évidemment, elle en sera affectée, persuadée de devoir en supporter le poids pour le restant de ces jours, mais la perspective qui s’offrira bientôt à elle allègera grandement sa repentance.
Phoenix peut se sentir coupable de son absence. Dans la virtualité de sa réalité, la fuite n’apparaît pas comme un choix mais comme une évidence.
Achille peut se sentir coupable de sa réaction. Sa vie s’est déroulée de rêves en accidents et dans la cartouche du fusil qu’il a chargée, les plombs portent la matière de ses erreurs.
Hélène et Hector peuvent se sentir coupables de leurs peurs. Dans leur quête d’invisibilité, ils ont érigé de si hautes murailles qu’ils les croyaient indestructibles. Alors qu’elles étaient juste vivantes.
Bérénice peut se sentir coupable d’avoir précipité la destruction d’un monde. Elle croyait être capable de jouer de la nature qu’elle imaginait en son pouvoir mais elle a oublié qu’elle faisait elle aussi partie de l’équation.
De ces cinq qui croient que l’explosion de l’usine Astoria Chemical leur appartient, qu’ils en sont partiellement coupables, l’erreur est de s’en remettre à leur jugement. L’explosion et la fuite de produits toxiques qui s’ensuivit à l’usine sont dues à un banal court-circuit. Deux fils qui se touchent quand ils ne devraient pas. Certains pensent à une malveillance, à un acte terroriste, à une punition du très-haut. D’autres s’empressent de revendiquer, d’accuser, de condamner. Personne ne pense au hasard qui, en l’occurrence, a réalisé une étonnante prouesse : celle de réunir dans une fausse culpabilité, cinq individus qui pourraient être humains mais qui ne sont en réalité que les personnages d’une oeuvre de fiction en construction.
Plaisir de retrouver tes personnages ! Ils sont humains et l’auteur est le coupable de cette humanité ! Merci, Jean-Luc !
Merci Helena. J’y suis pour rien, ces personnages se sont permis de surgir dans le texte sans que je les y invite. Bien obligé de continuer avec eux…
Tous les personnages qui relient à eux-mêmes les événements désatreux qu’ils traversent se trompent bien évidemment et ils attendent sans le savoir ou anxieusement, et même avec désinvolture, le prochain.J’ai pensé à la Centrale Nucléaire de Zaporijia en lisant cette belle galerie de portraits, à toutes les réactions possibles en aval, l’amont ne comptant pas puisque la folie humaine joue volontiers avec le feu et ne surveille plus les court-circuits.
Pour moi, le moment le plus touchant du texte : » Ils se connaissent depuis toujours, depuis qu’ils sont enfants. Peut-être même bien avant, lorsqu’ils parlaient une autre langue. Ils ont tant de secrets en commun qu’il ne distingue plus son propre reflet dans la vitre éclairée sans la voir, elle aussi. » ,car il est un parefeu contre le pessimisme, un sursis dans le désespoir.
Je triche un peu car ces personnages sont déjà écrits, ils existent déjà dans mes textes. Hélène et Hector se connaissent du temps où ils parlaient vraiment une autre langue. Merci Marie-Thérèse.
La fiction dans la fiction et tout s’emboîte…
et tes phrases glissent l’une sur l’autre comme une fatalité, nous conduisant dans l’âme de chacun de tes personnages humains…
beaucoup aimé comment tu boucles à la fin…
La fin de ce texte est une porte que j’ai déjà ouverte dans mes explorations. Je vais emprunter ce chemin dans mon manuscrit. Bien vu, Françoise. Et merci.
C’est magnifique ce texte, ses résonances, et toujours ces allées et venues entre le monde de l’écrivain et celui des personnages : lequel est le plus réel des deux ?