La dernière fois, je ne sais jamais identifier la dernière fois, la dernière fois que B a marché sans aide, la dernière fois que R a plaisanté, la dernière fois que j’ai pris la main de V dans la mienne pour lui faire traverser la rue, la dernière fois que j’ai parcouru la route qui s’arrête net, léchée de sable, devant la mer, et la dernière tempête. L’eau monte, l’eau a monté, l’eau de la mer arrive. La mer déborde, ce qui est impossible à concevoir. Nos esprits sont petits.
Je suis R, celui qui trace des lignes au rotring sur papier d’architecte, je dessine des plans, une table, une boîte, un paravent à claire-voie pour accrocher l’antique marionnette de fer blanc que m’a offerte Etelvoldo. Il parle peu mais juste. Nous faisons des mots croisés ensemble, lui en français, moi en italien. Je suis calme. Je structure les jours, les heures, la position des planètes, les formules mathématiques qui décrivent les forces, vecteurs, gravité, flèches, circonférence, toutes ces obéissances aux lois. Le principe d’archimède indique qu’il faut qu’un corps gigantissime plonge dans la mer pour qu’elle déborde. Quel est le corps qui plonge, corps étranger, étrange. Je n’ai pas le goût de la science-fiction. Il n’est pas question que l’eau monte sur la route, tout cela n’a pas de logique. Je suppose la force du vent, la poussée du vent. Le vent arrive du large et chasse l’eau, repousse l’eau, pousse l’eau à nous envahir, malgré les lois ou avec elles, je ne vois que cette explication.
Je ne suppose rien, dit B. Je range et lave et nettoie et range et lave et nettoie et range à ma taille, je suis de petite taille. R m’a croisé et m’a lancé « Alors ? Toujours aussi petite ? » J’ai répondu « Et toi ? Toujours aussi bête ? » Le lendemain il m’invite au bal. Il danse mal. Il ne boit pas. J’ai si peur des gens qui boivent. Nous nous marions parce qu’il ne boit pas. Je suis petite. Ma taille n’est pas accordée à celle des astres ni à celle de l’espace et je suis aveugle à la géographie.
Nous sommes à l’intérieur d’une botte, l’Atlas le montre. Je suis du doigt la forme de l’Adriatique d’ordinaire somnolente. Ce jour, elle monte au bout de la route arrêtée net.
Je n’ouvre pas d’Atlas, dit B, je n’ouvre pas de livres, je ne sais pas estimer les kilomètres ni lire les points cardinaux, et ma fille est comme moi.
Je suis R, celui qui range, qui délimite des formes pour y voir clair et ma fille est pareille à moi.
Je suis tendre, pense L, tendre avec leur fille qui est montée sur le tabouret de bar à cause de la tempête.
Sur mon tabouret, protégée, au sec, je regarde. Angelo repousse l’eau avec un balai. Il a mon âge. Il porte une chemise blanche et un pantalon noir qu’il a remonté sur ses jambes, les pieds dans l’eau. La surface du sol est invisible, il n’y a plus de sol. Le carrelage de la pièce est perdu pour les yeux. Nous marchons sur de l’inconscient. C’est froid, c’est salé. La tempête est entrée dans la rue, elle coule vers nous, elle s’engouffre. M me tient contre lui pour ne pas que je glisse. Il est fort. Il est solide. Il n’explique rien. Il fait face. Il ne perd pas de temps à expliquer car les explications le fatiguent, car elles sont vaines, car sa mère, cette peau de vache le frappait pour lui faire rentrer dans la tête toutes les explications, car cette vieille directrice d’école, car cette vieille chouette, cette vieille gardienne de clés breloques impératrice hagarde propriétaire du savoir science a voulu faire rentrer le savoir science dans la tête de M à grands coups, ce qui explique qu’en réponse M a grandi, ce qui explique que M s’est fortifié, M s’est renforcé en réponse, et sa solide réponse est de ne pas savoir, de vomir le savoir, de ne croire qu’à la stabilité des pieds au sol, des muscles, des évidences. Il dit C’est simple C’est la tempête. Il me tient contre lui pour ne pas que je glisse.
Je suis tendre, pense L. Je dois être tendre, il le faut. Quand on vit à côté de M, quand on voit le grand trou lardé de cicatrices, il faut de la tendresse pour combler.
Je suis R, celui qui est bloqué. Ce que je ne comprends pas me bloque. Les guitares électriques. Fluxus. Malejvitch, PIL qui chante This is not a love song, voilà entre autres ce que je refuse de concevoir. Je structure au rotring toutes les particularités visibles des forces qui sont à l’œuvre pour les dompter. Je ne dirai jamais que j’ai peur. Je ne bois pas.
Sur mon tabouret, je les regarde tous les quatre jouer aux cartes, au scrabble, sans montrer leurs fractures. Les bras fonctionnent, les mains fonctionnent, les jambes et la tête fonctionnent pour l’instant, aujourd’hui, maintenant, la dernière fois n’est pas encore visible. Elle est peut-être sous l’eau. Angelo repousse l’eau mais elle revient. À grands coups de balai, mais elle revient. À grandes enjambées, grands gestes, vives intonations, bruit de sa voix, donner de la voix, rien n’y fait, l’eau est là, toujours vient reprendre sa place. La grand-mère parlait des inondations – « le feu, le feu, tu peux toujours l’éteindre, mais l’eau tu ne peux pas l’arrêter », car le monde est inarrêtable. Notre faiblesse est infinie. Je suis le signe extérieur visible. Je suis montée sur un tabouret. Je suis le signe extérieur visible de nos manques, de nos ratés, de notre petite vaillance idiote, de nos difficultés, je suis montée sur un tabouret. Ils me portent, ou bien ils me mettent à l’écart. Dans cette petite communauté il y a des mots qu’on ne prononce pas, ils font partie de la famille du mot survie, Darwin comprendrait cela s’il nous connaissait, s’il ne passait pas son temps sur des navires au large d’îles dont les noms ne servent qu’à remplir des grilles de mots croisés pour jouer.