La grand-mère : Ils vont vendre la maison, je vais bientôt mourir, je ne sais pas comment, je sais que je vais mourir là et que je ne reverrais plus ma maison, c’est bientôt la vente, j’ai signé les papiers, c’est mon fils qui m’a tout expliqué, l’un d’eux, avant de déjeuner dehors, j’ai chaud mais je ne veux pas quitter mon gilet, mon chemisier ne suffit pas, je n’aime pas l’air sur ma peau, les bains de soleil très peu pour moi, où est ma travailleuse ? Je ne l’ai pas avec moi à l’ehpad, Delphine dit qu’elle n’est plus là, elle a disparu, j’aimerais l’avoir avec moi, je ne me sens pas entière sans elle, je baisse la tête et je souris quand ma petite fille se rappelle des heures de repassage, le calme, la douceur des tissus, je me souviens de ces moments-là, cette petite fille calme qui ne disait pas grand-chose, qui restait à côté de la table à repasser, m’écouter lui dire que c’est ce que je préférais le linge. Je veux remettre mon gilet, je ne veux pas rentrer et ce café est trop chaud, je vais me brûler.
La belle-fille : elle a trop chaud, j’ai hésité à les faire tous manger à l’intérieur, on aurait été au frais, ma belle-mère est enfermée tout le temps, elle ne prend pas l’air, je sais qu’elle n’aime pas la chaleur, ni le soleil, elle fermait toujours les volets et sur la fin elle ne sortait plus de chez elle, c’est pas bien de s’enfermer, ça fait longtemps qu’elle ne fait plus rien, elle ne change pas ses vêtements, et ce gilet fin que je lui ai apporté à l’ehpad elle ne le met pas, elle lui préfère ce gilet chaud et tâché, ses enfants ne font rien, je m’occupe de tout depuis des années, mais le cœur n’y est pas toujours, j’ai beaucoup à gérer, alors pour elle je le fais, elle s’est beaucoup occupée des enfants, mais il faut toujours la pousser, depuis le temps qu’elle est déprimée, et maintenant qu’elle est à l’ehpad elle ne va pas aux activités, elle ne voulait pas manger sur ma terrasse, profiter du jardin, elle a chaud, je vais lui retirer son gilet, elle est toute rouge, elle aurait dû mettre le plus léger, celui que je lui ai acheté et qu’elle ne met pas, couleur saumon pourtant ça la changeait, elle qui est toujours habillée en bleu marine et blanc.
La petite fille 1 : Maman veut toujours faire les choses en grand, j’ai pas pu l’aider à mettre la table car jusqu’au dernier moment elle veut pouvoir manger sur sa terrasse, elle se casse le dos avec toutes ces injonctions à bien faire, elle reçoit, mais à quel prix, je décide de rien avec elle, j’aimerais lui dire de se reposer un peu, d’arrêter de se mettre autant la pression, elle fait tout, elle est en colère contre ceux qui renoncent à venir voir Grand-mère, franchement ils pourraient venir, c’est vrai ça se fait pas. Où j’étais quand Grand-mère repassait du linge ? Je ne me souviens pas de ces moments-là, et sa travailleuse je la connais mais de loin, je n’ai pas vu les larmes de grand-mère et l’histoire du gilet, j’étais occupée à parler, j’ai voulu blaguer en lui disant qu’on allait rentrer se mettre au frais, elle m’a lancé un regard noir, c’est nouveau ces regards qu’elle ne retient plus, cette haine qui vient tout à coup, après que maman lui a retiré son gilet, elle avait trop chaud, ça se voyait.
La petite fille 2 : C’est arrivé vite, la tête baissée, quelques larmes, la flexion de ses bras nus, le repli sur soi après que ma tante lui a retiré son gilet, puis les efforts pour le remettre, quelques tâches sèches par-ci par-là, une seconde peau qu’elle ne quitte plus, je l’aide comme je peux, j’amorce ses mouvements, sans lui ôter sa dignité par des gestes trop brusques, pas de vraies larmes, juste un épuisement, des émotions à vif et la pudeur de se cacher derrière son café trop chaud, avec ce ton acerbe qu’elle ne retient plus face à la perplexité des autres : Grand-mère elle aime son café chaud. Elle cherche sa travailleuse, elle a disparu, mais moi je l’ai vu ce matin quand je suis passée dans la maison avant la mise en vente, j’ai pris deux vieux torchons et un mug, à la va-vite, je me sentais mal, la travailleuse était là et j’ai voulu la prendre mais je sais qu’elle y tient, comment peut-il en être autrement, j’ai ouvert le premier compartiment pour le refermer aussitôt, je la rassure, c’est sûr qu’elle est chez toi la travailleuse, ne t’inquiète pas, on te l’apportera.