— La musique, ça touche tout le monde, je vois tant de gens, toutes générations, couleurs de peau, celles qui ont un oeil vers l’avenir, ceux qui ont une oreille sur la musique de leur enfance, celles curieuses d’autres mondes, celui qui me demande de la musique mapuche parce que ça lui rappelle quand il travaillait dans une hacienda au Chili. Ce disque des Rolling Stones que vous avez acheté trois fois, je vous demande pas pourquoi, il est bizarre, ça hurle, ça siffle, des jeunes me l’achètent, je dis pas que vous êtes pas jeune mais plus jeunes que vous, ils sont beaux, leur beauté c’est celle d’une vie à venir cette musique, ça leur raconte leur vie inimaginée par quiconque avant eux.
— C’est vous qui me l’avez conseillé, un cadeau pour un copain de mon fils, fils de colonel, pas du genre à rigoler, ça lui a plu, ça va peut être le mettre sur un nouveau chemin.
— Bonjour.
— On parlait musique, l’anglaise, la nouvelle.
— Mes parents sont venus de loin pour vivre ici, à la maison, tout ce qui est anglais on aime pas trop, la famille ici leur avait raconté les commerces d’épices sur la côte, ils ont mis leurs économies dans le voyage, laissé leur monde si grand mais à vies si minuscules, l’argent bien sûr, le rêve d’en avoir un peu mais le désir surtout de voir ce que serait une vie qu’on vivrait pour de vrai sans attendre la mort en priant le ciel. Je suis née ici, je comprends à peine la langue de mes parents, ils ont tout balisé pour que je me coule dans la culture française, celle du colon, l’indépendance a bouleversé tout ça et là ce que je cherche c’est une musique pour m’inventer un chez moi, de rêve, j’y connais rien, ça pourrait être n’importe quoi, me la faire mienne, me faire sienne. Cent fois je suis passée devant la vitrine et cette fois on a décidé de rentrer avec ma copine.
— Je vous connais, madame, je suis du village où vous habitez, on se voit de loin, se croise peu, se parle pas.
— Alors pour la musique, vous allez me faire écouter et moi je vous dirai ce qui résonne en moi, pas de truc anglais s’il vous plait, ça pourrait me plaire, elle va m’aider, elle connait la musique d’ici, elle chante dans les bals de la ville, son frère joue de la guitare.
— Ah oui, vous habitez en bas, près des rizières, vous avez raison, je vais peu par là.
Des mains soyeuses, pas usées par l’eau — mes parents sont paysans, le riz j’y ai passé du temps avec frères et sœurs quand nous étions enfants, pieds et mains dans l’eau, dos courbé, toute la journée parfois, ça donne des idées de révolte, j’ai fait de la politique, me suis mariée avec un étudiant, sa famille se bat depuis toujours contre la colonisation, un oncle mort pendant la rébellion de 1947, ils n’ont jamais pardonné. Un de mes cousins était — est toujours — dans l’armée française, vous voyez l’ambiance des réunions de famille, il a reçu quelques menaces, pas trop cruelles pour l’instant. Ces massacres, c’était vraiment utile ? De quoi aviez vous peur ? Teniez vous tant à cette île lointaine qui vous apportait quoi, du riz, de la vanille, de l’ylang ylang ? Ou était ce seulement la violence du puissant qui ne veut rien discuter, rien perdre, était ce seulement le dépit de l’amoureux menacé d’abandon? Ils vous haïssent.
— On se dit entre nous que ça n’avait rien d’un massacre, quelques morts et une révolte vite réprimée.
Il essuie doucement un disque, le met sur le tourne disque, le son sort de deux gros haut parleurs de part et d’autre de la pièce, un rythme porté par un bandonéon, une basse, elle se remue, passe d’un pied sur l’autre, son amie sourit, elle se dit ça va marcher, elle va la trouver sa musique-chez-moi et puisque je suis là, je vais en profiter pour trouver la musique pour notre fête et pendant quelques instants la boutique devient place de village, sari, lamba, jean, uniforme, robe flottante, il a ouvert la porte, des passants rentrent, se trémoussent, rient, dansent, le passage sous les arcades se remplit.
— Il faudra que je revienne vous voir seule pour écouter d’autres musiques, se créer un cocon pour la vie ça ne se fait pas en deux secondes, celles que j’ai entendues ce soir ça fait bouger les pieds, pas sûr que ce soit suffisant pour le cœur. Dites, je suis en voiture, je vous ramène ?
— Allons y.
Merci pour la session de déhanché tendre et résiliente
Merci pour ton passage, Gwenn.
c’est beau tout ce peuple qui t’environne, et toujours ce sens du rythme, de la minutie comme de l’ellipse
Oh merci Marion, c’est trop sympa et ça fait du bien, ils me perdent ces personnages, je passe tant de temps à leur donner vie. Alors me dire que je ne suis pas seul à essayer (et y arriver) de les comprendre, ouf !