Cette rencontre avec celui qu’elle appelle désormais le Docteur T, loin de l’avoir laissée indifférente, lui a laissé une impression étrange, comme une toile d’araignée qui l’enveloppe tout entière de grands pans translucides et ouatés, lui colle à la peau, au visage, des heures encore après son retour dans sa chambre d’hôtel. Quand elle a pénétré dans ce vestibule d’une autre époque, bien que rénové avec des matériaux d’aujourd’hui, tout en avançant vers la longue pièce rectangulaire qui constituait la barre horizontale du T, lentement comme pour gagner du temps, sur un temps qui était plus que palpable, qu’elle avait l’impression de pouvoir prendre à bras le corps, avec ces reproductions de Khnopff qui confèrent à la décoration une aura de mystère qui n’est pas pour lui déplaire, mais ne peut qu’accentuer le malaise qu’elle a ressenti en entrant dans la salle de séjour, elle s’est littéralement senti faire un voyage dans ce temps à la fois tangible et insaisissable. Tout au long de la conversation qu’elle a eue avec lui, ou plus précisément du monologue qu’il lui a tenu, elle a tenté de se raccrocher à des détails actuels ou qui n’évoquaient en rien le passé, comme les châssis de fenêtres en pvc, le parlophone muni d’un écran dans le hall d’entrée qu’elle voyait depuis la place qu’elle occupait dans le canapé, l’ordinateur portable sur la table à manger, son propre smartphone, qu’elle avait posé sur la table basse. Il lui a proposé de la revoir et elle compte bien ne pas laisser passer cette occasion.
Quand il est entré pour la première fois dans l’appartement et qu’il s’est retrouvé face à Du Silence de Khnopff, il s’est dit, cette fois ça y est, le Doc est devenu fou. Il savait qu’il aimait les objets d’art et les tableaux anciens et qu’il admirait ce peintre que lui, personnellement, trouvait halluciné, mais tout ça était toujours resté cantonné dans les livres, les musées, où dans les salles de ventes sans jamais qu’il en ramène autre chose que des babioles qui trouvaient rapidement leur place au fond d’un placard. Depuis qu’il était entré à son service comme secrétaire environ dix ans auparavant, il avait tout de suite compris que le Doc était un excentrique, qu’il ne faisait rien comme les autres, mais de là à ce qu’il crée ce décor d’un autre âge, qui vous téléporte dans un appartement bruxellois de la fin du XIXe, il en était tout retourné. Connaissant les tendances du Doc à vivre en ermite, il lui semblait que là, il commençait à perdre pied avec la réalité. Mais non, ne te tracasse pas, lui avait-il rétorqué quand il lui avait manifesté son inquiétude, je vais très bien. Je suis dans mon élément. C’est l’époque à laquelle j’appartiens. C’est avec ce genre d’affirmation qu’on s’inquiète d’autant plus s’était-il dit. Certes, la déco avait été réalisée de main de maître par un de ses potes et l’effet était réussi, on s’y croyait, mais justement, selon lui, on s’y croyait trop et c’était dérangeant.
Il avait été étonné que le médecin l’invite chez lui aussi rapidement après leur première rencontre qui avait eu lieu lors d’un congrès de médecine. Il lui avait dit, puisque vous vous intéressez comme moi au quartier du Square Marie-Louise et plus précisément à cette ancienne clinique, je voudrais vous montrer quelque chose. Il avait été d’autant plus intrigué lorsque ce dernier lui avait donné l’adresse de l’ancienne clinique, tout en ne lui disant pas qu’il y habitait. Il ne connaissait pas grand chose à l’art et, même si le nom lui disait vaguement quelque chose, Khnopff ne comptait certainement pas parmi le peu qu’il en savait. L’ironie que représentait pour lui le placement de Du Silence, face à la porte d’entrée ne l’avait, par contre, pas surpris venant de ce médecin un peu bizarre qui semblait s’être trompé de siècle. Ce placement n’était pas anodin, restait à trouver à qui il imposait ce silence, aux visiteurs ou à lui-même ?
Quand T lui a demandé de s’occuper de la décoration de son appart, il en a avait été très flatté, je veux avoir l’impression de me trouver dans un appartement fin de siècle tout en jouissant du confort de notre époque. Il avait passé de longs mois à réaliser entre autres les copies des œuvres de Khnopff et il en avait lui-même eu le souffle coupé lorsqu’il était entré pour la première fois dans l’appartement une fois les travaux terminés et que toute trace en avait disparu. Il avait été assez fier de son travail. C’était bluffant, les tableaux surtout lui faisaient trop penser à sa sœur Marguerite, pourtant il ne lui avait pas demandé de poser puisqu’il n’avait fait que recopier les œuvres du maître. Mais il n’empêche, aussi bluffant que cela puisse être, et peut-être précisément pour cette raison, son malaise était réel. Après avoir mené à bien ce chantier, après avoir passé des journées et des nuits entières à reproduire les tableaux de ce peintre qu’il admirait tant, il ne savait plus dans quelle époque il se trouvait quand il était chez T et c’est pour ne plus sentir ce vacillement entre deux mondes que ces derniers temps il avait bu plus que de raison.
Ils avaient refait le chemin jusqu’au square Marie-Louise, T et lui, comme ce jour lointain de 1967 où il l’avait accompagné à son rendez-vous à l’Institut médico-chirurgical pour un poste d’interne en gynécologie. Il n’avait pas dû trop insister pour que T le convie à lui rendre visite dans son appartement nouvellement acquis sur les lieux mêmes où il avait exercé son métier. Il avait trouvé cela un peu étrange, jamais il n’aurait pu ni voulu habiter sur son lieu de travail, même transformé. Il était néanmoins très curieux de voir à quoi ressemble une clinique métamorphosée en immeuble à appartements de luxe. En réalité, en pénétrant à l’intérieur, rien ne laissait soupçonner la fonction première de ce bâtiment auquel on avait de toute évidence appliqué le façadisme. Un hall d’entrée très quelconque avec boîtes aux lettres et sonnettes, portes vitrées, couloirs et ascenseurs. Impersonnel et interchangeable. Quant à l’appartement, il n’avait jamais rien vu de tel dans un immeuble neuf ou rénové. Il connaissait l’état d’esprit passéiste de son ami mais il n’aurait jamais pensé qu’il puisse pousser le bouchon aussi loin. T. l’avait fait passer devant lui dans le hall d’entrée, il en était certain, pour lui ménager l’effet de surprise. Tu as raison, lui avait-il dit, en arrivant chez toi je reste sans voix.