Une femme ferme la porte de ce qui n’est plus sa maison derrière elle. Elle porte un sac en tissu. Les yeux au sol, elle marche un peu trop vite. Elle descend les escaliers de la ruelle sans doute pour la dernière fois. En bas la rue, en bas la casquette de celui qui l’attend. Au nuage qui encadre la tête reconnue, elle devine qu’il est en train de fumer, une main dans la poche. Il l’aperçoit enfin, hoche imperceptiblement la tête. Imperceptible la joie, imperceptible les battements de cœur.
Je m’en vais, ça y est. Ils seront mieux sans moi de toute façon. Je n’ai jamais été une bonne mère. Des mômes mal fringués, mal coiffés, des souillons qui sentent pas bon. Ils sont sortis de mon ventre, tous, mais jamais entrés dans mon sang, dans ma gorge. Ils survivront, du moment qu’ils bouffent. Allez, j’efface tout, un coup de peinture noire et je cours vers ma vie enfin. Il est là, en bas des escaliers, immense sur ses deux pieds, inquiétant, taiseux. Les frissons qu’il me donne sont d’amour et de crainte. Prends-moi, enlève-moi, frappe-moi, je le veux.
Elle arrive, elle a mis des talons, quelle idée. On doit traverser la ville à pieds, elle va morfler. Le tram ne passe pas par chez moi. Regarde-la, toute joyeuse d’abandonner ses enfants. Elle est à moi, elle me revient, elle est mon dû. Elle va m’obéir, me servir. Ses remords seront ma meilleure alliance. Je refermerai la porte sur elle et elle me goûtera à même la peau. J’aurai ses cheveux entre les mains. Pas besoin de causer, elle se précipite vers moi. Regarde-la vaciller sur ses chevilles. Clac clac clac font les chaussures noires. J’aime quand elle remet une mèche derrière l’oreille. Sa bouche fine sur la mienne. T’es conne, on pourrait nous voir.
Un rideau entre eux et moi. Je le savais, elle s’en va. Planqué dans l’ombre de ma cordonnerie, je vois la femme de mon ami dévaler les escaliers en pierre, un sac en tissu pour tout passeport. On dirait qu’elle vole vers le type à casquette. Je le sentais, elle s’en va et son mari va rester seul avec ses 4 moucherons. Bonjour Madame, oui, vos souliers sont prêts. J’ai dû ressemel… oui, ça fera 200 francs. Elle en a rien à foutre du comment, elle veut ses chaussures. Non c’est pas cher, Madame, c’est même pas assez cher pour que je vive décemment. J’ai une bouche à nourrir, moi. Ma vieille mère indigne, qui pleurniche son agonie dès que j’apparais. Mon seul horizon, c’est la vue sur les escaliers qui filent vers celui qui me hante, l’homme quitté que je vais devoir, pouvoir consoler. Je prends des minutes sur mon espoir pour conclure la transaction avec vous, Madame. Dehors, une vie bascule, Madame. Casse-toi, Madame, laisse-moi savourer un drame à venir qui fait trembler mes mains. Je sais, je sais qu’il n’y aura rien entre lui et moi, je sais que mon désir restera au creux de mes douleurs mais il souffrira d’un deuil à adoucir. Et je serai ce pansement muet. Oui, mère, j’arrive. Je termine avec Madame. Au revoir, Madame. Merci Madame. A bientôt Madame.
Ce cordonnier sent mauvais. Je ne supporte pas l’odeur des gens. On devrait s’épargner les phéromones non consentis. Comme j’aimerais être mal éduquée, dépourvue de politesse sociale. Demander aux hommes de s’éloigner parce qu’ils puent. Regarde-le, celui-là, cigarillo en bouche, sur le trottoir d’en face. Suis-je obligée de subir ses émanations fumeuses ? Ah ah, dis donc, je suis fière de ce bon mot « émanations fumeuses », à la fois tabagiques et obscures. Il est là, à imposer au monde son crachat de nicotine. Je n’aime pas les hommes qui fument. Je n’aime pas les femmes qui les embrassent. Faut-il avoir si peu d’estime pour soi-même pour mêler son haleine aux arômes acides du tabac. Pauvre femelle éprise sans dignité et aux talons usés. Ta vie sera longue dans les bouffées de cigarettes.
Et voilà, c’est vraiment fort la fiction à 360° par les monologues ! Ça fonctionne vite, et on peut digresser – le passages sur les odeurs qui affiné ce qu’on sait de la femme, par elle-même,
Belle suite,
Merci Catherine. Mes personnages naissent souvent de leur langage. J’aurais aimé mieux les distinguer mais la contrainte du temps… je sais que si je n’écris pas le dimanche, c’est foutu. Alors, je vais parfois un peu vite. A bientôt.
J’aime beaucoup ce passage entre différents points de vue, et surtout, l’espèce de discours direct qui n’est pas signalé par quelque chose, une sorte de mélange entre pensée et parole.
Voilà qui justement avance, ça pulse. En peu de mots tout est présent. Et oui obligation de faire vite, mais ce n’est pas toujours possible et bien plus difficile, je trouve. Merci, c’est illustration parfaite de ce qu’il faudrait pouvoir faire comme #05 !