Ma mère elle est complètement barrée, elle croit que les choses arrivent quand tu les veux vraiment très fort. Elle me fait marrer, enfin pas tous les jours, parce que les dissertes que j’ai foirées et les meufs que j’ai pas chopées, je sais que c’est à cause de ça, cette espèce de certitude que de toute façon on se fait toujours avoir à la fin, alors pourquoi se donner du mal ? La dernière en date c’est la petite rebeu qui bosse au kebab à côté du bahut, Yasmina, une pure merveille cette fille, rien que de penser à elle quand je monte dans le bus le matin j’en ai des frissons, l’idée de ses yeux de velours posés sur moi à l’heure de la pause, même si ce serait juste pour me demander si je veux de la moutarde ou du ketchup dans mon sandwich au poulet, j’suis dans tous mes états. Et ben boum patatras, j’ai beau me la jouer c’est bon tu l’auras, rien à faire, depuis hier je la vois discuter tendrement avec ce gros enfoiré de Jean-Bapt qu’a même pas idée de la gratitude qu’il devrait avoir pour le Tout-Puissant d’être si bien loti par la providence… C’est dégueu comme les meufs peuvent se laisser attendrir par des connards en Weston quand même. C’est sûr qu’avec mes Temps des Cerises de l’été dernier et mes chaussettes trouées, j’ai les orteils tellement gelés que je me dandine comme un blaireau devant le comptoir au lieu d’avoir l’air tranquille, confortable, alors forcément elle me calcule même pas. Quoique des fois je me demande, il paraît que les filles elles aiment bien avoir l’impression de pouvoir te cajoler… et puis avec le petit bracelet que je lui ai fabriqué, aux couleurs rastas comme je sais qu’elle aime bien Bob, ça devrait le faire… en espérant qu’elle est comme ma daronne, à se laisser attendrir par des petits riens… Tiens d’ailleurs, ça me ramène à elle, des fois elle est comme ça, ma mère, hargneuse hystérique, d’autres fois toute rêveuse. Je me demande pourquoi elle a fait des gamins si c’est pour être au taquet comme ça du soir au matin, elle aurait dû éviter ça, mettre un stérilet ou faire opérer ses amants pour avoir la vie sauve et rester tranquille à lire ses romans et se prélasser en écoutant du Voulzy… Tout ça pour dire que ma mère, elle est quand même un rien barrée et ça m’inquiète de plus en plus. Ce matin elle a fourré je sais pas quoi dans son grand sac avant de partir en courses, avec un air si mystérieux et presque d’ado prise en flag’ de planquer une boite de capotes avant d’aller à sa première teuf, je crains le pire. Qu’est-ce qu’elle peut bien manigancer, ou essayer de me planquer, avec ses airs de croire que j’ai encore cinq ans et que je suis toujours obnubilé par les Playmobil que j’ai demandé au Père Noël ?!!
Mais qu’est-ce qu’elle a encore l’autre furie du troisième, à dévaler les escaliers comme si elle allait rater le bus, elle était pourtant du soir hier, où est-ce qu’elle court comme çà, c’est pas son jour de repos le vendredi ? Elle a failli envoyer mon petit chéri valdinguer, à débouler comme çà sur le palier. « Pardon Madame Aïcha », en plus, elle sait même plus comment je m’appelle ! Pourtant, y a pas si longtemps, elle était aux petits soins, quand il fallait que je garde son petit le temps qu’elle aille faire une course ou chercher son grand qu’avait encore fait des bêtises au collège… Ah, y a pas à dire, le monde est devenu bizarre, y a plus personne pour faire attention à moi, je suis qu’une pauvre carne qu’intéresse plus personne. Et regardez-moi ça maintenant c’est le fiston, justement, il descend à reculons à présent, mais qu’est-ce qui peut bien lui passer par la tête ? « Bonjour Madame Anita, vous n’avez pas vu un bracelet brésilien vert orange et rouge par hasard, j’ai dû le perdre en montant hier soir !? » Ah c’est donc ça, que ma petite boule d’amour mâchonnait en rentrant de la promenade ! Ben j’espère qu’il va pas être malade avec ça, mon Chouchou, parce que la note du vétérinaire la dernière fois c’était pas facile de la régler, même en trois fois ! Bon, le gamin, au moins, il se souvient de mon nom, ça aura servi à quelque chose que je lui fasse des loukoums et des cornes de gazelle quand il était petit.
Cette envie d’autre chose qu’être juste une mère de famille mono-parentale, ça a commencé y a un moment, y a deux trois ans, quand je bossais le soir. Ça me venait entre 2h45 et 4h30, je venais juste d’éteindre et hop je rédigeais dans ma tête quelques lignes, une grande phrase ou une sorte de poème que je me répétais en boucle, et je finissais par me relever pour tout noter avant d’oublier. Ensuite, je prenais une douche pour avoir les idées claires et je m’installais, les cheveux mouillés, sur la table de la cuisine, avec une thermos de café fumant pour me requinquer de la journée de boulot et être sûre de tenir jusqu’au bout de l’inspiration. Les enfants étaient couchés et endormis depuis longtemps, fallait pas que le p’tit dernier cauchemarde, sinon j’en étais quitte pour refermer le laptop et prendre un cachet pour m’endormir. Pour le coup la cafetière pleine aurait servi à rien. Il y en a eu, des nuits comme ça, où les flots de mots se déversaient à l’écran, ça dégoulinait comme une rivière de montagne qui aurait submergé le barrage construit par des générations de bûcherons. Ici, pas de hache, juste un stylo, un carnet, un dico et un clavier, pour entamer les décennies de patriarcat qui m’ont empêchée, à coup de couches culottes et de rendez-vous chez le pédiatre ou le conseiller d’orientation. Enfin voilà, ce matin, basta les bulletins de notes et la prochaine colo, j’ai enfin atteint le but, j’ai mes deux cents pages, une liste d’adresse de maisons d’édition, les enveloppes qui vont bien. J’ai appuyé sur « enregistrer » et fourré la clef USB dans mon sac. Je sais que le fiston m’a vue, il doit me prendre pour une folle. Ou alors il s’en fout, j’ai bien vu qu’il ne pense qu’à la petite Nora, ou est-ce que c’est sa sœur, oui peut-être, je sais plus les prénoms, à force de les croiser les unes après les autres au Planning Familial j’en oublie même leur nom, de toute façon qu’est-ce que ça change, elles vont finir comme dans un roman de Nicolas Mathieu, à regretter le temps où elles jouaient encore à la poupée, et leur mère va encore venir pleurer à la consultation anonyme et gratuite pour me soutirer une pilule du lendemain et surtout me supplier de rien dire à leur mari si je le croise à l’épicerie. J’ai qu’une trouille, c’est que ce soit elle qui soit au guichet quand j’irai poster les manuscrits, d’ailleurs, faut que je me magne si je veux que tout soit imprimé et dans l’enveloppe avant la levée de onze heures, manquerait plus que je ne l’envoie pas aujourd’hui, c’est le dernier délai pour candidater à la Bourse de Création de la SCAM. Le jour de ma fête, ça s’invente pas, c’est sûrement signe que j’ai toutes mes chances. Ste Anne, notre mère à tous, exaucez mes prières, et protégez mes fils – et ôtez de mon chemin les petites vieilles à caniche !
Je me suis vraiment bidonnée à lire d’une traite en voulant que ça continue, j’y retrouve un quotidien frappant de réalité et des mots pour le dire. Merci infiniment
Grand merci Raymonde !
À la relecture je vois des trucs qui clochent, mais oui, moi aussi je me suis bien amusée 😉
Magnifiques ces trois voix et quel plaisir de pouvoir entrer dans leurs pensées, les découvrir dans leur matière brute et brutale ! J’ai adoré !
Oh quel honneur Helena, moi qui admire tant tes textes !
J’en aurais bien ajouté deux-trois autres, les filles notamment, mais j’en garde pour plus tard, des fois que François tape dans le mille en bissant – comme souvent 🤓 !
Trop drôle ! 🙂
Superbe, tellement enlevé et si bien mené avec tous ces liens entre les personnages ! Bravo !
Merci Muriel !
J’ai tout l’immeuble en pensées, ça fait plusieurs histoires dans le même lieu, cette affaire !!
J’espère que la suite de l’atelier nous permettra de lire ces histoires !
extra !
Merci Piero !
C’est comme les loukoums, on en mange un et on peut plus s’arrêter. Pas envie de s’arrêter de lire ces pensées en ébullition qui s’enchaînent. Un vrai plaisir, merci.
Merci Jean-Luc !
Vais essayer de tenir le rythme, promis !
quel rythme, voila qui pousse la lecture en avant et jusqu’à la fin ! merci
oh merci à toi Marie !
n’avais pas vu ton commentaire, cachée que j’étais en forêt périgourdine… je reprends le fil et m’aperçois que le roman se déploie à mon insu…
Super ces personnages dont on suit les monologues interieurs. Leur langage à chacun assez réaliste. Merci, Gwenn.
Merci Anne !
Mes fils m’inspirent beaucoup 😉