Il y a ce moment-là, enfin, où il leur fait signe, un petit sourire, son menton qui approuve, il est toujours penché sur le corps en crise de son pote, une tempête qu’il a pu contenir tant bien que mal sur le matelas posé à même le sol, et même si tout est encore soubresauts, sanglots et cris qui ressurgissent par vagues, il sait qu’on a passé le pic, que la crise va se calmer lentement mais sûrement, il faut encore du temps mais ça va se calmer, il en a tellement vu des crises de nerfs quand il était pompier volontaire, il sait en suivre les courants, il dit doucement ça va aller, sa voix grave et ses mots adoucissent l’orage, rassurent les deux filles, ça va aller, quelle explosion c’était, personne ne l’a vu venir, après on pourra toujours dire qu’il était un peu pâle, qu’il avait l’air à côté de la plaque quand il est arrivé un peu en retard, ce n’est pas son habitude, les autres l’attendaient, ce devait être une longue soirée tranquille, début d’été et rosé glacé, il était un peu en retard, quelque chose d’anguleux creusait sa mâchoire, très vite il a raconté ce qu’il venait d’apprendre, il plaisantait, les autres ont été saisis tout de même, ils se sont émus, ont posé des questions, il a encore plaisanté et puis tout à coup tout a vrillé, ça a éclaté, ça l’a débordé, il faut dire qu’apprendre ça, si brusquement, à vingt-cinq ans
Le gosse, avec sa gueule d’ange, tout le monde l’aime, depuis qu’il est petit, dans la famille, à l’école, tout le monde l’entoure, même quand il pose problème tout le monde fond devant sa bouille, ses fossettes, après tout tant mieux, moi aussi parfois il m’attendrit, mais pas longtemps, sa gueule d’ange elle rappelle trop le salaud qui m’a trahie, qui m’a mise enceinte et hop terminé, circulez, la honte d’être fille mère dans ces années-là, je ne voulais pas de lui, de ce gamin à gueule d’ange, ma mère m’a bien aidée mais j’ai dû vivre sous ses ordres, heureusement que j’ai rencontré Maurice, heureusement, il a pris le lot, la mère et son rejeton (tiens je n’avais jamais remarqué que dans rejeton il y a rejet), il a pris le lot sans hésiter, Maurice c’est un chic type, au moins la face est sauvée, mais pour le reste les blessures s’infectent, j’ai jamais réussi avec ce gosse, la fibre maternelle je sais pas ce que c’est, bien sûr je mentirais si je disais que je ne l’aime pas du tout, mais comment ça peut ronger un amour comme celui-là plein de remords et de regrets, je n’arrive pas à lui parler, à lui dire tout ce qu’il y aurait à dire, tout ce qu’il faudrait lui dire, en plus il me provoque sans arrêt depuis qu’il a grandi, c’est un adulte maintenant et ii se comporte toujours comme un enfant
J’ai toujours su qu’il y avait un problème, un secret, du lourd, je le sentais dans les repas de famille quand je revenais du jardin et que je trouvais les adultes encore à table pendant ces interminables déjeuners de notre petite tribu serrée autour de la Nonna, ma grand-mère qu’on accompagnait tous les dimanches au cimetière, souvent ils se taisaient dès que j’arrivais, un silence pesant, des dimanches mornes sans jeu d’enfant, j’étais le seul dans notre clan, ma tante que j’aimais tant n’en a pas eu, partie trop jeune, j’ai toujours su qu’il y avait un secret, quelque chose dont il ne fallait pas parler, j’essayais de sonder ma Nonna, elle me racontait son enfance dans le Piémont, comment elle et Pépé étaient venus en France à pied après la première guerre, elle ne répondait pas à mes questions, Maria non plus, elle m’emmenait sur son cadre de bicyclette quand j’étais petit, ce souvenir de l’air sur mon visage, ce sentiment de liberté, j’oubliais mes questions, d’ailleurs je ne sais pas quelles questions je pouvais poser, comment je les formulais, je ne disais sûrement pas quel est le problème ? quel est le secret ? parce que j’ai toujours su au fond, il suffisait que je croise les yeux de ma mère pour savoir que le problème c’était moi, que c’était pour ça qu’il y avait ce lourd silence, je le sentais chaque fois que son regard s’attardait sur moi, alors quand il m’a dit la vérité, sans faire exprès, je suis sûr qu’il n’a pas fait exprès, il croyait que je savais déjà, quand il l’a dit, ça a tellement résonné dans ma poitrine, j’ai vacillé, bizarrement j’ai pensé au battant d’une cloche, je me suis demandé si une cloche pouvait se fissurer quand on la sonne à toute volée
Quel crétin je suis, comment j’ai pu faire ça lui dire ça comme ça on était tous les deux dans la cuisine, je croyais qu’il savait depuis longtemps, qu’elle lui avait parlé il est devenu tout blanc, j’ai cru qu’il allait tomber je me suis tout de suite excusé pardonne moi, je croyais que tu savais, pardonne moi il a plaisanté, une ironie terrible, pas de problème tout va bien je voyais que ça n’allait pas du tout, évidemment quelle gaffe idiote, j’aurais dû me douter qu’elle ne lui avait rien dit, on ne parle pas dans cette famille, on ne parle jamais des choses importantes et elle encore moins que les autres, comme si ça effaçait le passé il m’a tout de suite appelé Papa, presque tout de suite après que j’ai épousé Madeleine, il avait quatre ans quand il a dit Papa la première fois quelque chose a coulé en moi, une tendresse que je n’attendais pas
il porte mon nom mais je ne me suis jamais senti légitime c’est Madeleine qui décide de tout, elle a toujours voulu le tenir sous sa coupe tout en le reléguant, un art cruel qui l’a minée j’ai essayé d’être un père malgré tout, malgré ma femme et voilà que tout à l’heure j’ai dit ton père en parlant du cousin dont on ne parle plus jamais dans la famille je ne sais pas pourquoi il a fallu que je dise ça, pourquoi ces mots-là ont débordé
Très beau. Et la langue si belle à décrire la crise, celui qui aide… Beaucoup aimé.
Merci infiniment Anne pour cet écho
Beaucoup aimé ces monologues et la tension qui s’y tisse..
Ravie que ces monologues vous aient plu. Merci Marie-Caroline
D’abord, le titre est formidable ! Et les trois monologues sont poignants ! Ces personnages-là ne mâchonnent pas leurs pensées ni leurs sentiments : « elle a toujours voulu le tenir sous sa coupe tout en le reléguant, un art cruel qui l’a minée ». Merci, Muriel !
Merci Helena ! Ici, changement de décor, nous ne sommes plus dans l’univers de mon chantier, d’autres personnages sont venus frapper à ma porte à l’écoute de la consigne (comme tu l’as bien perçu)
ERRATUM merci de supprimer la première version de ce commentaire.
Conbien sont-ils ces recalés de l’amour parental, maternel en première ligne qui n’ont pas demandé à naître,pas demandé autre chose que de grandir, même dans des ambiances bizarres de non-dits ? Les secrets de naissance sont comme des bombes à retardement… Et puis soudain quelqu’un dégoupille, celui qui était légitime jusque là devient à son tour la pièce rapportée. Celui qui croyait que la chape avait été soulevée avant qu’il fasse ce geste de dégoupiller la vérité. Stupeur et tremblements, tsunami mental…Faut-il pleurer, faut-il en rire ? .La mère rejetante qui n’a jamais pu accepter l’enfant persiste et signe; comme murée dans son impossibilité à dire , à aimer ouvertement et distinguer les responsabilités, déléguant la culpabilité, affirmant son offense comme blason de sa dépossession, se vengant en quelque sorte…Terrible cécité. Mais l’enfant a connu des substituts parentaux acceptables, l’adulte fera la différence après le coup de grisou qu’il a eu la chance de faire en milieu protecteur. Tout le monde est à sa place maintenant dans cette histoire. L’abcès est crevé mais le pus de l’ambivalence n’a pas fini de s’écouler. Vos trois monologues la drainent. C’est un bon début de cicatrisation. Merci pour vos personnages.
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Merci beaucoup Marie-Thérèse pour votre retour (j’ai bien supprimé le commentaire précédent). Oui les secrets de naissance sont des bombes à retardement qui finissent par exploser, quelle que soit la personne qui dégoupille… « Faut-il pleurer, faut-il en rire ? » je crois qu’on peut aussi bien en pleurer qu’en rire, cela me semble même assez sain.