#été2023 #05 bis | Écrire en Harlequin

Tu pensais supprimer la vieille. Écris plutôt ce que tu as vu, écrit et raturé aussi sec. Ça vaudra mieux que tes histoires de quasar et d’oignons. Écris ce que tu as vu, captif, dans le manche de la poêle à frire où Delphine a sciemment laissé brûler des oignons. Écris : un visage aux yeux vides et sans dents. Le visage hurlant et déformé de la vieille. De toute évidence, Delphine est sa petite fille.

Madame B. avait réservé une chambre pour deux le jour même. Elle est arrivée seule finalement. Il était tard, l’équipe de nuit avait pris son service. Elle n’avait aucun bagage. Sa démarche était incertaine, mais elle s’exprimait avec beaucoup de fermeté. On lui a donné la clef de la 23. Une chambre avec vue sur le mont Talusse. Elle a appelé l’ascenseur, puis s’est dirigée vers les escaliers.

C’est moi qui raconte mes plans cul d’habitude. Delphine écoute. Elle sermonne gentiment, mais ne semble pas plus intéressée que ça. Mickaël et Delphine ça ne se raconte pas. C’est calé depuis la première année de fac. J’essaye un peu de savoir s’ils baisent encore. Elle me répond randonnées pédestres et kayak, paysages magnifiques et repos réparateur. Je me demande si Michel n’est pas impuissant. La frangine a toujours été comme ça. Elle ne parle pas de cul. Cette fois, c’est différent. Je suis presque mal à l’aise. Ma sœur a les joues rouges. Son corps est plus souple. Ses yeux brillent. Elle me fait lire les messages qu’elle échange avec Mat23. Ce qu’écrit ma sœur ne ressemble pas à ma sœur. En quelques semaines, ils sont passés de « qu’est-ce que tu deviens ? » à « tu voudrais me faire quoi mon gros loup aujourd’hui ?». Elle en est la première surprise. À aucun moment elle n’évoque Mickaël. Je n’ose pas aborder le sujet.

Les filles et moi, on l’appelle Madame Delphine. Globalement, c’est une patronne sympa. On n’a pas à s’en plaindre. Après les soldes, elles nous invitent même au restaurant. On rigole bien. Et puis on ne se sent pas en compétition avec les autres magasins dont elle a la responsabilité. Je trouve ça cool. Madame Delphine aime bien qu’on lui raconte un peu notre vie. Genre nos histoires de mecs. Elle s’intéresse. On n’est pas des numéros. Ça aussi c’est cool.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).