Autre chose, mais quoi ?
Elle n’a quasi pas dormi. Une pluie battante a tambouriné contre la vitre toute la nuit. Les rafales de vent tourbillonnaient comme les pensées dans la tête, à un rythme effréné. Elle s’était retrouvée sur le trottoir un peu hébétée, comme si la machine à voyager dans le temps l’avait expulsée dans son siècle sans qu’elle comprenne où elle avait atterri. Il lui a fallu quelques minutes pour reconnaître le square, les bâtiments familiers, un coup de vent frais d’automne a achevé de lui faire recouvrer ses esprits. L’hôtel est à deux pas, elle y est rentrée tout droit, s’est fait livrer un repas qu’elle a mangé dans le lit, calée contre les oreillers. C’est là que la déferlante de pensées a démarré et rien pour les distraire dans ce petit cube perdu dans un agglomérat d’autres cubes identiques. Elle n’a regardé ni télé ni vidéo, inutile d’en rajouter. Même pas une belle image au mur pour laisser dériver les pensées. Elle a ouvert le battant de la fenêtre au cas où il leur prendrait l’idée de s’envoler. C’est ce qu’elles ont fait. Mais l’une d’entre elles s’est accrochée. Déjà cette pensée avait surgi sur le bref trajet de retour vers l’hôtel où son attention avait été attirée par une affiche publicitaire pour une banque. Et tout soudain cette pensée, une idée saugrenue, s’est infiltrée dans son esprit. Insidieuse et tenace. Et si ce fil rouge qu’elle recherche c’était ça, rien d’autre que ça, communément, platement, prosaïquement : l’argent. Si c’était ça et rien d’autre qui avait fait qu’elle avait toujours été liée à ce quartier : elle y a fait ses études (et dans quel but fait-on des études si ce n’est pour acquérir un métier ou des compétences qui vont nous permettre de gagner de l’argent ?) et elle y travaille depuis le début de sa carrière professionnelle. Donc elle y est principalement pour l’argent. On a beau invoquer l’épanouissement dans la profession, faire ce qu’on aime, tout ce bla-bla, quand on retire le vernis de ce qu’il est convenu de ressentir, on ne peut que constater que le noyau c’est l’argent. Elle socialise aussi dans ce quartier, la plupart du temps avec des collègues ou d’anciens collègues. Ces relations sont liées à l’argent également. C’est un quartier administratif et un quartier d’affaires, par conséquent, tout ce qu’on y traite est lié à l’argent. Donc, on se trouve dans ce quartier (ou n’importe quel autre quartier de travail) et pour son propre argent et pour l’utilisation de celui-ci à des fins administratives, sociales, économiques, politiques, etc. Un grain de sable toutefois dans son raisonnement issu de ce méli-mémo de pensées : son intérêt pour cette ancienne clinique qui est le lieu de sa naissance et qu’elle a fréquenté régulièrement jusqu’à ses dix ans. Il ne peut être lié à l’argent, non, il y a forcément autre chose qui la ramène là. Pourtant cette transformation récente en appartements de luxe n’a d’autre objectif que de faire de l’argent et sans argent, et un bon paquet d’argent, le docteur T n’aurait jamais pu en acquérir un ni le décorer comme il l’a fait. Ça n’en est pas moins le cadet de ses soucis. Sa rencontre avec lui est tout à fait fortuite. L’institution où elle travaille depuis plusieurs décennies et les différents bureaux qu’elle a occupés sont situés dans un périmètre géographique plus ou moins proche de ce lieu, d’un côté ou de l’autre de cette autoroute urbaine qui sépare ce quartier en deux. Ils auraient pu se situer ailleurs, elle y aurait travaillé quand même. Ces questions d’argent ne sont pas ce qui sous-tend sa recherche. Non, c’est autre chose, elle en est certaine à présent. Mais quoi ?