Le cercueil réfrigéré est au milieu du salon de la maison du Petit-Bourg à Bergette. Les hommes en noir l’ont installé ce matin pour la présentation du corps et nous devrons ma sœur et moi veiller notre mère jusqu’à demain matin. Ils ont cherché seuls la prise électrique où brancher la machine. Guylaine sans un mot a fini par leur indiquer un coin. Il a fallu déplacer de quelques centimètres le buffet où ma mère exposait sur une nappe en crochet blanche, les photos de la famille: ma tante Violetta sans ses deux maris, les 5 enfants de Guylaine, mon grand-père, et tonton Odilon.
Guylaine a arrimé sa douleur à la longue liste de tout ce qu’il fallait faire pour enterrer notre mère. Sa douleur, une ombre docile et muette l’a suivait partout où elle allait. Docile et muette. Le pacte que Guylaine semblait avoir passé avec sa douleur était qu’elle se tienne tranquille et surtout ne l’empêche pas de faire ce qu’elle avait à faire. J’ai fait pareil avec la mienne.
Nous sommes allées toutes les deux aux pompes funèbres. Dans la salle d’attente silencieuses toutes les deux, nous étions attentives à la bonne tenue de nos douleurs. J’avais décidé de dire oui à tout ce que Guylaine déciderait de peur de tenter nos deux ombres à la dispute puisque nous savions toutes les deux que notre préférence serait de confronter nos colères plutôt que de nous avouer notre chagrin.
La femme dans un bureau d’une sobriété préméditée nous a demandé de nous assoir devant elle. Elle nous a montré avec une voix douce en prenant son temps un catalogue avec les tarifs pour les cercueils, pour la mise en bière, pour le transport. J’ai laissé Guylaine décidé de tout. J’ai pris soin d’être concernée. Je n’ai pas dit « fais comme tu veux ». J’ai pris soin de réfléchir avant de dire « je pense que tu as raison ». Nous entendions la pluie dehors et je ne sais pas pourquoi je me suis rappelé que ma mère me disait que je n’étais pas en sucre pour m’obliger à aller rentrer le linge sous la pluie battante. Je me rappelle lui avoir répondu parce que j’aimais avoir le dernier mot : « non je suis en porcelaine ». Attention fragile! Je me sentais fragile. Je ne voulais blesser personne pour que surtout personne ne me blesse et me casse en petits morceaux. Cela a été plus périlleux pour la rédaction de l’avis d’obsèques qui serait diffusé le lendemain à radio caraïbe internationale. On aurait dû venir avec Violetta aie-je osé dire. Guylaine m’a regardé. Sa douleur a vacillé. Guylaine s’est redressée. Elle a dit vite à la dame avec un ton cassant : avis demandé par la famille Cinabre, Chonquel, Martin et Frézia.
J’ai reconnu en sortant une ancienne camarade de classe. Nous avons échangé un regard comme pour dire c’est la vie sans même chercher à savoir qui nous avions perdu l’une comme l’autre pour nous croiser un mardi matin aux Pompes Funèbres Antillaises.
Toute la famille a maintenant les couleurs du deuil, le blanc et le noir. Il n’y a aucune autre couleur portée dans toute la maison sauf ma mère dans son cercueil serti de satin polyester violet.
Le salon est petit avec ce cercueil perché au milieu sur sa réfrigération cachée par des drapés blancs. Félicité et moi avons placé les chaises autour et aussi sur la véranda et dans la cour devant la maison. Je devrais être aussi affairée que Guylaine. Je n’y arrive pas. Je dis que c’est le décalage horaire, mais c’est faux. Je me sens lourde et lente et si je m’écoutais j’irais dormir pendant dix ans. Peut-être que si Paul était là j’aurais plus d’élan. Un élan pourquoi? Pour enterrer ma mère? Guylaine m’épuise à virevolter partout, à donner des ordres à tout le monde comme si elle maitrisait tout. Personne ne maîtrise rien. Personne ne sait de quoi demain sera fait. Nous avançons dans la vie en tâtonnant en aveugle. Comment ne pas avoir peur quand on avance dans le noir les mains devant soi sans savoir si le prochain pas sera pour tomber dans un trou, ou du haut d’une falaise? Je suis en porcelaine et j’ai peur. Il faudrait me poser une fois réduite en miniature sur le buffet à côté des photos de famille sans me casser.
Un cousin dont j’ai oublié le nom me dis que nous devons ma sœur et moi veiller jusqu’à demain matin. C’est la tradition. Interdiction de dormir. Les portes de la maison devront restées ouvertes toute la nuit avec la lumière et nous, nous devrons veiller en donnant du rhum à qui en voudra, toute la nuit, parce que c’est la tradition. Les gens font comme si j’étais une étrangère, comme si c’était mon premier enterrement, ma première veillée. Je suis partie en France, j’ai fait des études, et j’ai un travail là-bas, je suis devenue à part. Je me sens à part.
Guylaine me demande de découper les légumes pour la soupe. Je suis avec les femmes dans la petite cuisine attenante à la maison. Les femmes rient et racontent toutes sortes d’histoires en assaisonnant la viande à soupe. Violetta brille par son absence. Je me laisse bercer par leur voix. Je sais que ma mère est présente dans le salon et comme je suis dans cuisine pour un peu je pourrais oublier qu’elle est morte. Elle serait assise dans son fauteuil son ouvrage à crochet dans les mains, à rire doucement des bêtises que nous racontons. Nous sommes en noir et blanc, et il n’y a plus de tristesse. La douleur de Guylaine s’est comme tapie dans un coin et se fait petite. La mienne aussi. Je l’ai même vu sourire et j’avoue que moi aussi j’ai souri quand Mirano est venu avec sa bouteille de rhum et l’a ouverte pour se servir et est reparti avec en disant qu’il revenait pour le mort tout à l’heure. Il titubait déjà alors qu’il n’était même pas 4 heures.
Le voisinage est venu de plus en plus nombreux à partir de 18h. La soupe était prête. Guylaine et ses enfants assis sagement dans le salon. Nous avons attendu l’arrivée de Violetta et la prière a pu commencer. Nous avons priés et nous avons chanté. Quand nous sommes sorti du petit salon nous avons vu que la foule avait grossie. Si ce n’était tout ce noir et tout ce blanc on aurait dit une fête.
Je disais bonjour, je disais bonsoir, je souriais, je prenais des nouvelles et avec un plateau je servais à boire, je proposais des cacahuètes, des noix de cajou et du boudin. Pas un nuage dans le ciel étoilé sans lune. Les voix ne me berçaient plus. J’avais trop chaud. J’avais mal à la tête. Je me suis éloignée. J’avais besoin de mettre à distance comme pour vérifier la réalité de ce que je vivais. J’avais besoin de m’en extraire pour mordre mon poing et étouffer mon cri. Je suis en porcelaine. Attention fragile! J’ai marché. Un couple m’a demandé « c’est où le mort ». J’ai répondu « après le tournant ». Je suis allée jusqu’au terrain de basket pour pleurer toute seule sous le ciel plein d’étoiles. Tant pis si on me cherchait. J’ai pleuré parce que je me sentais seule. Paul ne savait même pas pour ma mère. Mathilde n’était pas là et ma soeur avait tout sous contrôle. C’est le son des tambours qui m’a ramené à la maison. Je suis retournée dans le petit salon. J’ai pensé que ma mère là où elle était devait se réjouir de la musique. Peut-être même qu’elle dansait maintenant que personne de Bergette n’était là pour la voir tourner et lever ses jambes. La ronde était petite. Il n’y avait que 2 tambours. Mirano a voulu tenté quelques pas et Violetta l’a arrêté en lui disant qu’on ne dansait pas le gwoka dans une veillée. Puis les tambours ont fini par se taire, les gens par partir et nous sommes restées toutes les trois Violetta, Guylaine et moi sur un banc dans la cour jusqu’au premières lueurs du jour.
« de peur de tenter nos deux ombres à la dispute puisque nous savions toutes les deux que notre préférence serait de confronter nos colères plutôt que de nous avouer notre chagrin. »
Un récit digne et poignant sur le deuil maternel inscrit dans une culture où la mort est accueillie comme une occasion de montrer à quelle place on est assigné.e. Cela peut paraître un peu froid et désinvolte vu de l’extérieur mais les sentiments sont pris en charge par la communauté autour. Il suffit de demander « où est le mort ? » même si c’est une morte , de s’habiller en noir ou en blanc, d »apporter du rhum et des tambours, de préparer à manger et d’attendre jusqu’au lever du jour sans dormir. Des veillées bien édulcorées en métropole depuis qu’on a inventé les chambres funéraires. Merci pour ce récit,Gilda..
Merci Marie-Thérèse. Je raconte ce qui va aussi disparaître chez nous et n’existe d’ailleurs que dans les campagnes.
Les îles, avec leurs désirs d’utopie, conservent, gardent ces gestes et ces protocoles qui disparaissent ailleurs.Merci Gilda Gonfier pour ses traces et signes si chargés d’émotion. Signes qui me rappellent brusquement les paroles de la dame de chez Roblot m’indiquant que pour la gravure tombale , c’est 14 Euros la lettre.
Merci pour votre lecture Ugo 🙂
Quel plaisir de vous lire. Quelque chose s’écrit là, une histoire avec de multiples histoires à l’intérieur.
Un très beau chant funéraire. Merci
» Un couple m’a demandé « c’est où le mort ». J’ai répondu « après le tournant ». » C’est très énigmatique la phrase qui atteint au cœur, pour moi c’est celle-là. Merci.
J’ai beaucoup aimé le passage sur la douleur que les deux personnages tentent de tenir à distance. Beaucoup de choses sont dites des relations entre les personnages, de façon très délicate. Et cette phrase : « J’avais besoin de m’en extraire pour mordre mon poing et étouffer mon cri. » en écho à un texte du début, qui m’apparait comme un des nœuds de ce personnage prise entre individualité et collectif (famille / tradition), entre être et/ou n’être plus chez soi dans le pays même d’où l’on vient. Merci Gilda !