Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Du dernier mois d’octobre, l’an passé. Dans le coin de l’écran de mon ordinateur, la pendule passe automatiquement de 2h59 à 2 heures. Passage à l’heure d’hiver. Je fais une manip sur mon ordi pour qu’il affiche 3 heures. Je vole cette heure et je la garde jalousement dans un écrin au fond de mon tiroir. Je ne le dis à personne, je ne veux pas qu’on m’arrête pour vol de temps. Je me demande ce que je vais en faire cette année. Pas dormir, voler une heure de sommeil ne sert à rien.
Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Deux ans auparavant. Entre deux confinements, voler une heure n’a guère de sens. Mais je suis un voleur consciencieux. J’exécute mon larcin et le dépose dans mon tiroir qui déborde d’heures venus s’empiler durant les interminables journées à rester cloitré chez moi, à l’abri des virus et des pangolins. Je ne me rappelle plus ce que j’ai fait de celle-ci, écouter les oiseaux, regarder le ciel étoilé, essayer d’apprendre par coeur le bateau ivre.
Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Je vais avoir cinquante ans. Je calcule. Sur la planète, environ trois milliards de personnes changent d’heure à l’approche de l’hiver. Ça représente près de trois-cent-cinquante mille années. Il y a trois-cent-cinquante-mille ans, l’Homo Sapiens commençait à être quelqu’un. Dans trois-cent-cinquante-mille ans, peut-être ne serons-nous plus personne. Quand j’y repense, je me dis qu’il est un peu dommage de dépenser cette heure volée à faire des calculs.
Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Je vais avoir quarante ans. Je vis à Montréal, le temps n’a pas le même goût. Il a celui de l’hiver rude qui approche. Il a aussi celui de l’exil. Je suis un voleur international mais mes enfants ont la jeunesse des plus grands pilleurs de temps. Sitôt mon heure volée, je me fais dépouiller par mon fils qui se réveille d’un mauvais cauchemar, puis par ma fille qui veut boire un verre de lait. Encore une fois, j’en serais de ma poche. Si j’ai des petits enfants un jour, ils me vengeront.
Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Je vais avoir trente ans. La jeune femme qui dort auprès de moi n’est pas encore mère. Notre temps est fait de rêves et d’espoirs. L’air est léger. Je prends le temps de souffler sur quelques cheveux qui tombent sur ses épaules nues. Je prends le temps de regarder l’ondulation de la mèche avant de retomber sur son visage apaisé. L’heure volée passe si vite que mes rêveries m’entraînent jusqu’au petit jour, le temps n’a pas de prise. Qu’importent une heure, un jour, une année…
Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Je vais avoir vingt ans. Nous retaillons le monde à notre échelle, nous en rebâtissons les fondations, nous repeignons le ciel. Et nous redéfinissons le temps. Une heure volée, c’est un grain de poussière dans la révolution qui fomente au coeur de nos nuits. Le monde nous appartient, le temps est une obsession de vieux. Je vole cette heure, je la bois, ja la fume. Je la consume avec insouciance, je la dépense sans compter. Nous avons aboli le temps.
Dans la nuit de samedi à dimanche du dernier weekend d’octobre. Je vais avoir dix ans. Pour cette année de ré-instauration de l’heure d’hiver depuis la guerre, les adultes sont aussi perdus que moi. Cette heure ne m’appartient pas, elle appartient à mes parents qui courent pour reculer les aiguilles des pendules de la maison. J’ai encore le goût du chocolat au lait dans la bouche que je dois mettre la table. Le gigot du grand-père a un goût de tartine beurrée. Ma première heure volée s’est perdue dans les absences d’un monde étranger que je tente de comprendre.
Merci pour cet agréable voyage dans le temps.
Le changement d’heure, bonne idée et juste adaptée à la demande « de la nuit de samedi à dimanche »
après y’a plus qu’à dérouler à rebrousse chemin
on voudrait bien remonter nous aussi et ton dernier bloc nous laisse aussi un goût de chocolat au lait dans la bouche…
Le changement d’heure, mais c’est la bonne idée et juste adaptée à la demande « nuit de samedi à dimanche »
après, y’a plus qu’à dérouler à rebrousse chemin
on voudrait bien remonter nous aussi et ton dernier bloc nous laisse un sacré goût de chocolat au lait dans la bouche…
vos textes sont doux à entendre… merci
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« Ma première heure volée s’est perdue dans les absences d’un monde étranger que je tente de comprendre. » Elle m’intéresse cette première heure volée.
Le monde nous appartient, le temps est une obsession de vieux. La peur aussi, le souvenir, l’inquiétude de l’état du monde, du futur alors que nous pourrions vivre là, sans souci, le regard serein tourné vers l’éternité. En voilà une bonne idée pour l’été. Merci Jean Luc.
J’ai bien ri, et pourtant c’est très profond ! Merci de cette poursuite exploratoire du temps.