Quand on commence à creuser, les dates c’est le cauchemar. Chacun la sienne. Les écarts pour un même fait se comptent en mois, parfois en années. C’est que l’approche est mauvaise, je veux dire fausse, mais également perfide : les dates sont impropres à rendre le temps du Sérail. Monsieur aura été la seule à m’en fournir de précises au sens où on l’entend sur le plan juridique par exemple, corroborées par le médecin de la Caravane qui tenait un journal, mais aucun d’eux n’appartient au Sérail. Quand j’ai commencé à m’intéresser à Osmin, je croyais encore qu’il pouvait être mon père et cela aussi m’empêchait d’entendre ce que ma mère pouvait en dire. À présent que cette illusion s’est dissipée et qu’il s’agit de transmettre quelque chose de l’histoire de notre famille étrange à ma propre fille, je l’entends, enfin, d’une autre oreille. La montre, le calendrier ne sont pas les outils qui conviennent pour approcher ce qui s’est passé à Vienne, puis dans le monde, pour une poignée de personnes unie comme une main. La lune et le sablier, qui n’ont jamais quitté mes yeux, l’une par la fenêtre de la chambre de ma mère, l’autre sur son chevet tous les jours de sa vie, sont les seuls compagnons utiles pour notre quête. Ma fille, endormie à l’heure où j’écris ces lignes dans le berceau qui a été le mien, accepterait sans peine cette façon de voir les choses. Un enfant l’accepterait. Mais nous oublions en grandissant la logique élémentaire qui préside à l’ordre du monde, j’en ai fait la coûteuse expérience. Combien de fois me suis-je emportée contre la Soigneuse, persuadée à tort qu’elle me refusait ses secrets, alors qu’elle m’en montrait au contraire le véritable accès ? (…) Mais trêve de regrets, l’heure presse et voilà ce que je peux dire d’Osmin et du lac : j’imagine qu’il s’en est approché la première fois au début des années trente. Il faisait deux fois l’an des voyages au Marché des Vacillantes, ou tentait d’atteindre cette destination. Ce qui importe davantage c’est le moment de ces voyages : aux équinoxes. De retour au Sérail, très affaibli, il avait raconté à la Soigneuse que le mal lui était tombé dessus en Thrace, alors qu’il passait un pont enjambant une rivière en colère. Elle se souvenait de leur pléthorique traversée de la Méditerranée et l’état lamentable d’Osmin pendant ce que Monsieur appelle « l’épisode »,) peu près à la même période de l’année. Le registre de l’Hôtel Bulgaria confirme sa présence deux fois l’an pendant plus d’une décennie. Ce n’est pas son nom qui est écrit, mais celui de Selim Bassa, pourtant il est certain que le Pacha était alors, au moins pour les premières entrées. Par ailleurs, Selim signait alors qu’Osmin laissait une marque qui tenait davantage de l’empreinte d’un pouce sans volute ni tourbillon, ne sachant ni lire ni écrire. C’est là qu’il a rencontré le violoniste Sasha-mon-délice qui évoque le géant dans sa correspondance en 1936, 37 et 38. C’est lui qui l’a emmené au lac de Panchevo, mais après la mort du violoniste dans les tristes conditions que l’on sait (…), il ne l’a plus retrouvé. Il y a cette photo floue qui circule au sein de la diaspora du Sérail, où on peut voir un géant, que tout le monde s’accorde à reconnaître pour Osmin, assis face à un grand trou sec au terminus du tram de Sofia sous un panneau annonçant crânement : ICI FUTUR PORT DE PARLOVO. Tout ce qu’il reste de la « mer de Sofia » : sept années de travaux collectifs sur la base du volontariat réduits à néant par d’anciennes canalisations romaines qui emportent l’eau qu’on y conduit, sans qu’on sache pour où. Ses yeux clairs sont grands ouverts, il a l’air captivé. Je me demande comment il a pu reprendre sa route, et au bout de combien de temps… Ma mère prétend qu’on pouvait hypnotiser Osmin avec un verre d’eau. C’était un des numéros du duo comique qu’il formait avec le Pedrillo, mais cela finissait rarement bien. Une fois réveillé, Osmin conservait une rancœur terrible contre les plaisanteries enfantines auxquelles l’autre avait laissé libre cours et il fallait bientôt le faire remplacer. Nous pouvons imaginer qu’une flaque, un lac étaient également susceptibles de capturer son attention, et la photo floue du port de Parlovo donne à penser qu’Osmin entendait l’eau même si elle s’était absentée depuis des années. Au moins aux équinoxes…
Ton « Marché des Vacillantes » attire mon regard, le personnage d’Osmin avec « ses yeux clairs » semble vaciller lui aussi, sous forte influence.La mère en sait plus que nous, elle laisse entendre qu’il a un don , lequel ? On va le suivre bien sûr, si on nous le permet. La lune et le sablier comme grigris à ne pas perdre de vue ?
Bien vu, comme toujours, chère Marie-Thérèse. Voilà un bail que je tourne autour du Sérail. Osmin a pris un temps, fort long, le dessus sur Selim Bassa, et c’est amusant de voir un personnage secondaire emporter le morceau, en outsider. Après coup, bien sûr, on s’aperçoit qu’il ne pouvait en être autrement. Mais bien qu’il soit devenu le héros, le voyageur, la narration depuis deux ans est passée aux femmes. Elles sont trois (La mère dite la Soigneuse, la fille qui tente de mettre de l’ordre dans l’oralité de sa mère et la petite-fille, qui tire les marrons du feu, en s’appuyant sur les recherches de sa mère, mais en utilisant sans crainte les outils de mesure de sa grand-mère : lune et sablier.) Cette réponse à ton commentaire m’aura fait plus avancer que tout le travail de la semaine… Merci
« les dates sont impropres à rendre le temps ». Comme cela me rassure : ce n’est donc pas la faute de mes neurones si je suis perdu dans le fil du temps. Merci Emmanuelle. Je sais désormais pourquoi jil me faut encore et encore et toujours contempler la lune. Légers troubles cognitifs, ils disent.
Les dates figent le temps qui se délite et s’effrite sous l’Alizia (pour ne prendre qu’un exemple) .C’est une poussière un peu suffocante parfois.
« la fille qui tente de mettre de l’ordre dans l’oralité de sa mère et la petite-fille, qui tire les marrons du feu, en s’appuyant sur les recherches de sa mère, »
J’adore cette transmission matriarcale qui relève du défi mais qui donne de l’énergie à tout le monde. Osmin ne peut être qu’intimidé, mais il va s’y mettre aussi, pour sa gouverne et sa lignée…