Je n’ai pas encore donné d’âge à la femme assise dans la cuisine. J’ai eu tort. À ce stade du récit je ne sais plus comment poursuivre. Je délaisse ma table de travail, arpente le plancher, cherche des pistes. Les musiques du bois me guident, le paysage serré dans les fenêtres aussi. Grand temps d’en décider davantage sur elle, d’établir son lien avec le domaine et les raisons de sa présence ici, réelle ou fictive. Aujourd’hui deviner ce qu’elle faisait de ses jours libres quand elle était enfant, jeune fille, femme bientôt mère.
Quels jours libres ? Le temps qui passe sur les bois et rebrousse l’herbe n’en a rien à faire du jour de la semaine et les bêtes réclament pareil, et les renardes chapardent pareil. Tout de même une saveur particulière attachée aux dimanches — elle ne peut pas dire le contraire, elle plus tard marquée par celui de ses noces, le deuxième de la saison des moissons —, ah ces dimanches dédiés aux célébrations des saints et aux fêtes de famille, révélant les attentes, les fractures, les mésententes, les désirs violents, les soifs de vengeance, les amours tues.
Temps instable, il faut aller au bout du travail avant les orages. Le père guette le ciel et pousse à la manœuvre, tout le monde trime dur. Pas le temps pour la bagatelle. Les enfants triment aussi, garçons perchés sur les meules, filles transportant les paniers avec vin et victuailles. Elle aime les cris, la chaleur, la sueur, les chiens. Trop jeune pour servir les hommes. Elle demeure avec les agneaux dans l’ombre des haies.
Récoltes en avance sur le calendrier habituel, c’est l’année de ses vingt ans. Tout est déjà rentré en grange, orges seigles et froments. Une fois la semence à l’abri, l’heure s’annonce aux bénédictions et à la fête. Elle tranche les saucissons, étale le pâté sur du pain de ménage, organise de façon à ce que chacun ait sa part. Elle tient à cette juste distribution. Il fait exprès de passer là où elle s’affaire, la regarde. Les duvets dans son cou frisent sous le foulard qui retient la masse des cheveux. Il a envie de les toucher mais elle n’aime pas sa façon de faire.
Le champ c’est le monde. Elle se répète cela en ce quinzième jour du mois des fenaisons ainsi qu’une litanie. Le champ est un miracle. Elle a conscience de ce qui l’entoure. Oui ce dimanche est un miracle, elle le chante pour les hommes réunis dans le paysage, battages et moissons, tout en même temps. L’air est chargé de grain et de poussière. Les bêtes se reposent sous les arbres. Ce sera une bonne année à ce qu’on dit.
Dimanche, le même, deuxième ou troisième de messidor. Il a beaucoup trop plu ces dernières semaines, ça a fait pourrir le grain, il a même grêlé. On sauve ce qu’on peut. La qualité, on n’y pense même pas. Elle se souvient de cette année-là, il y avait des hommes qui pleuraient.
L’année de l’accident. Juste ce dimanche-là. La main de l’enfant dans la machine à broyer.
Ils ont les manches retroussées, ils ont soif, ils travaillent aux limites de leurs forces, même depuis qu’il y a des machines neuves pour les aider. Ils ont largement semé cette année, plus que d’habitude, et la confiance les mène. Tout à l’heure ils lèveront leur verre et elle annoncera aux frères et aux voisins qu’elle se fiance avec Jude, plus jeune qu’elle et alors ? Il n’est pas du pays, juste venu pour aider au moment des semailles, ou plutôt non c’était il y a quelques mois aux prémices du printemps pour la taille des fruitiers. L’an prochain à la même date ce sera la noce, une chose qu’elle ne sait pas encore.
Photographie, ©Françoise Renaud – 5 juillet 2023
cette proposition m'a coûté de la sueur et du temps, un peu plus que d'habitude à cause de la contrainte que je me donne de rester dans la continuité de ce qui a été déjà écrit, de développer le lien avec cette demeure au plancher qui craque, avec ce personnage de femme apparue dans la cuisine... me reste à lui constituer une matière de passé... c'était l'occasion ici peut-être, mais encore bien du mal à établir une chronologie précise...
le temps prend le temps de s’écouler, et de nous impressionner comme devant un tableau à chaque fois. C’est beau, merci
merci Raymonde, ça me rassure vraiment…
parce que j’ai vraiment eu du mal à démarrer, à emprunter une piste apte à être développée utilement pour le roman et restant dans le cadre de la proposition
merci d’être passée par chez moi… et à vous lire…
J’aime bien suivre les coulisses que tu donnes à lire: l’introduction et le retour réflexif, on a.peu l’occasion de lire ça en fait quand quelqu’un écrit.
« Quelles heures libres ?’ j’aime l’attaque.
Je partage comme toi une difficulté de rester liée au corps de texte acheminé juste là. Du coup le depli temporel d’une date chez plusieurs personnages de la proposition,.je pensais que c’était atteignable mais ce.n’est pas.venu. À bientôt sur la 5 !
Oui Nolwenn, tout à fait…
Conserver le narrateur quelque part dans le récit est un élément suscité par le prologue et la proposition #1, et je crois bon pour ce que j’envisage de le conserver, ce JE, et pas seulement comme introduction…
ensuite j’ai bien cru que ça ne viendrait pas non plus… j’ai dû insister et je m’y suis risquée…
merci à toi d’être passée et de partager ces éléments qui intéressent fort la création du roman…
Impressionnant comme ça prend forme. Oui j’imagine le temps pour trouver comment rester dans la continuité.
en aurais-je les ressources ? je ne sais pas…
tenter d’attraper un fil en tout cas et de le dérouler…
Oui, établir les liens entre les diffèrents textes tout en suivant les propositions n’est pas facile. Je le ressens aussi. Mais on en est au début et le chemin est long ! Très bonne démarche celle d’impliquer le narrateur dans le récit et de le faire parler !
une contrainte supplémentaire mais nécessaire, surtout pour un cycle autour du roman… et même si envie parfois de partir dans la nature !
merci pour ta présence fidèle, Helena
Je viens retrouver ton récit, ton roman en train de naître… oui c’est très difficile de rester dans la continuité de ce qui a été écrit auparavant et le résultat est là, l’univers, les personnages, c’est vraiment réussi, à la fois si concret et poétique.
J’ai particulièrement aimé ce paragraphe : « Le champ c’est le monde. Elle se répète cela en ce 15ème jour du mois des fenaisons ainsi qu’une litanie. Le champ est un miracle. Elle a conscience de ce qui l’entoure. Oui ce dimanche est un miracle, elle le chante pour les hommes réunis dans le paysage, battages et moissons, tout en même temps. L’air est chargé de grain et de poussière. Les bêtes se reposent sous les arbres. »
se plier à ce qui est proposé est souvent riche en surprises et en matières
céder à la magie de la répétition, annuelle pour moi, à la saison des moissons…
aucune inquiétude quant au fait que tu trouveras ton chemin, françoise ! tu nous montres à voir comment tu façonnes la matière, comment tu te l’appropries et c’est vraiment formateur. merci à toi de te dévoiler dans l’acte de l’écriture comme tu le fais, c’est un cadeau, c’est inspirant
oh tant mieux tant mieux… merci Dominique pour tes mots et ta fidélité, mais je serais incapable de dire comment ça se passe vraiment, comment il faut faire, pas de règles… du temps, de la rigueur on me disait, on me répétait… alors c’est comme ça que je fais !