Je prends place, comme il m’y a invitée, dans le canapé Chesterfield de cuir marron élimé, strié de ridules, placé le long du mur, perpendiculairement au fauteuil à oreilles où il trône droit comme un i. A ce moment précis, l’idée me traverse que ce dynamisme qui émane de sa personne est peut-être factice, que c’est le fauteuil qui le maintient, que s’il se lève il va s’effondrer et se réduire en poussière. C’est ce qu’il fait cependant, il se lève soudain comme un ressort et il reste d’aplomb. Il me demande si je désire boire quelque chose. Il se dirige d’un pas alerte vers l’autre partie de la pièce de l’autre côté du hall d’entrée qui devrait former la longue barre du T. En réalité la longueur des barres du T doit être inversée pour visualiser la forme de la pièce. Il s’arrête près d’un petit dressoir, me propose différents alcools, mais je choisis un verre d’eau. Dans ce genre de rencontre, je préfère garder l’esprit clair. Lui se sert un whisky.
— Eh bien, voyez-vous, quand je suis venu pour la première fois dans ce quartier et plus précisément ici, au Square Marie-Louise, c’était en 1967, je venais d’avoir trente ans et je terminais ma spécialisation en gynécologie. J’avais obtenu une recommandation de mes professeurs auprès du directeur de l’établissement et je répondais à l’invitation de ce dernier de faire plus ample connaissance. J’ai débarqué sur le square par la rue Ortélius. J’habitais le centre de Bruxelles à cette époque et je me rendais partout à pied. Un ami médecin m’accompagnait à la fois pour me soutenir moralement et en raison de son intérêt pour ce bâtiment construit à la fin du XIXe siècle. Déjà à l’époque, cependant, il n’était plus comme au début du siècle, du XXe il va sans dire. Arrivés sur le square, nous n’avons pas trop fait attention à la pièce d’eau qui était pourtant un des principaux attraits du lieu, mais nous étions pressés par le temps, moi du moins, car je ne pouvais pas me permettre d’être en retard à mon rendez-vous. Nous avons longé le parc par la droite, c’était l’hiver donc nous apercevions le bâtiment au travers des branches dénudées, la façade d’origine avait été recouverte d’une sorte d’enduit de façade lisse de couleur beige. C’est à peu près tout ce dont je me souviens de cette première arrivée sur le square. Avec mon ami nous avons peu échangé, j’étais perdu dans mes pensées, j’avais l’impression que ma vie allait se jouer lors de cette entrevue. Je ne sais pourquoi, j’étais attiré par ce lieu et je désirais par dessus tout y décrocher un poste. Et ça a fonctionné ! Bien sûr j’ai maintes fois revu mon ami médecin par la suite ailleurs, dans d’autres circonstances, et ici également, sur mon lieu de travail. Lorsque je me suis installé dans cet appartement il y a deux ans, il a tenu à m’y rendre visite, il était curieux de voir la transformation d’un hôpital en immeuble à appartements. Nous avons déjeuné dans un restaurant du quartier et il se fait que nous sommes arrivés par la même rue que jadis, plus de cinquante ans auparavant ! On n’était plus dans le même monde et notre pas était moins fringant. Nous n’étions pas pressés ce jour-là, nous avions tout le temps devant nous. Nous sommes entrés dans le parc, nous avons flâné auprès des bernaches et des poules d’eau. Le temps était doux pour un mois de mars, nous avons même pu nous asseoir sur un banc, emmitouflés dans nos parkas et nos écharpes. Tout comme ce jour-là, nous avons très peu échangé. Nous étions assis sur ce banc comme un vieux couple qui n’a plus besoin de mots pour se comprendre. C’était tellement grisant, tellement étourdissant de penser à tout ce qui venait s’insérer dans cet espace de cinquante années. C’est toute une vie.