Je me rends en autobus au bourg voisin. J’expérimente le trajet pour de vrai. D’ailleurs je pensais qu’il n’y avait pas de bus, en fait si, on m’a renseignée. Un le matin et un le soir, c’est ce qu’on m’a dit à la mairie. Très bien j’ai dit. Mais je n’ai pas l’intention de faire le voyage en solitaire. J’ai convoqué deux de mes personnages pour la promenade avec l’intention de leur faire traverser un part de temps. Je veux les apercevoir dans leur vraie vie, ne les ai pas prévenus de ma présence.
Comme toujours elle est montée la première et s’est assise côté fenêtre. Comme toujours elle a les cheveux retenus dans la nuque, on voit la chair plissée du cou et les duvets gris de chaque côté de l’épine dorsale. Elle tient serré son sac sur ses genoux, au coude à coude avec lui en veston sombre. Ils vont au bourg voisin pour lui acheter des chaussures à elle ou à lui, à celui qui en a besoin. Ou simplement pour aller au marché ou à la pharmacie. Ils connaissent par cœur le chemin, ses détours, les villages traversés. Le conducteur a l’habitude de les récupérer au croisement du Grand Salagnac.
mais qu’est-ce qu’il est turbulent, il ne peut pas se retenir de gigoter, intenable ce petit, il doit avoir six ou sept ans… il n’a pas beaucoup grandi cette dernière année, on voit bien qu’il y a quelque chose… elle le prend contre elle et le force à regarder le paysage… il s’arrête un moment dans la chaleur du corps
J’aurais écrit la même chose en n’importe quelle année, il n’y aurait que la nature des chaussures qui aurait changé. Mocassins de ville ou brodequins pour courir la campagne. Et l’âge des protagonistes.
Ce matin l’autobus est presque vide. Il y a deux enfants qui ont montés avec des cartables et se sont assis derrière le conducteur. Ils se parlent à l’oreille. Siméon les regarde, envie leur connivence. Sûrement qu’il se souvient quand il avait cet âge. Lui aussi aimait s’assoir à cette place et regarder le chauffeur manipuler son volant. Quand même il est bien plus calme qu’avant et maîtrise mieux le mouvement de ses bras même si son visage est affecté de crispations soudaines. Elle le calme par sa présence. Comme une habitude chez elle de l’attirer contre elle. Peu importe l’âge qu’il a, il reste son fils.
ah pour ça, la route n’est pas bonne par endroits, ça chahute, surtout à traverser le hameau du Breuil et de Saint Jourde… bientôt le dolmen de Sagnol… elle réussit à attirer son attention, c’est un beau dolmen à quatre pieds avec une impressionnante pierre plate par-dessus, toute moussue, ça fait comme un abri et on peut s’y glisser… une fois l’année dernière ils y sont allés tous ensemble, la famille, et on dirait qu’il s’en souvient… il vient nicher sa tête entre ses mains et elle lui raconte l’histoire de ceux qui ont dressé les pierres, comme ça il va rester calme jusqu’à la fin du trajet, jusqu’à l’arrêt… elle sent l’odeur de son cou d’enfant
Le veston qu’il porte appartenait à son père, imprégné des odeurs de placard. À l’arrière du bus, il y a le vieux monsieur du Cros qui va voir sa femme à la maison de retraite. Les gens disent que ça finit toujours comme ça. Elle restera à la maison, c’est décidé, il ferait quoi sans elle ? alors faut qu’elle tienne bon. L’autobus a contourné au plus serré le rempart pour entrer dans le bourg. Elle le pousse du coude, temps de se préparer, attraper le sac, attendre l’arrêt.
le petit s’est endormi avec les cahots de la route… elle lui parle doucement pour le réveiller, à chaque fois c’est pareil il s’agite comme un diable au début du voyage et après le dolmen il s’endort au chaud d’elle, tout contre, tout doux tout doux… tu sais on est presque arrivés…
Quand elle le pousse à l’épaule pour l’inciter à se lever, on voit combien ils sont en connivence, combien ils comptent l’un sur l’autre. Lui dans sa difficulté — beaucoup se retournent sur lui, même ceux qui le connaissent parce qu’ils veulent voir –, elle dans son âge gris.
Photographie, ©Françoise Renaud – mars 2023
Merci Françoise pour cette triple escapade. C’est intéressant d’avoir le point de vue du narrateur, comme un sous-titre plein de tendresse.
Comme un troisième temps en effet, celui du narrateur écrivain qui piste, traque les détails du lieu où il place ses personnages…
après coup, je me dis que j’aurais quand même pu donner la couleur des banquettes, le bruit du moteur etc… mais ce sera pour la version suivante ou pour un travail plus complet plus tard
merci Isabelle d’avoir voyagé dans mon bus…
Un gros cœur pour la photo de mousse.
Isabelle a tout dit. Ce triple voyage est parfait, on fait le trajet avec chacun à chaque époque et le point de vue de la narratrice est une si bonne idée, annoncée dès le début. Belle présentation. Mais tu es coutumière de cette rigueur à tout niveau. Merci, Françoise.
merci Anne, merci de souligner l’aspect photo
j’essaie de rester constante dans la publication format carré de mes clichés récents dans cet univers que je prends comme origine de mon inspiration pour ce cycle, envie de créer un certain univers (un peu comme je l’avais fait pour le carnet fin 2022), mais ça demande une attention supplémentaire…
et c’est très bien…
« Connivence », le mot est dans ton texte et semble dire le lien étroit que tu tisses entre la narratrice qui raconte, ressens, et tes personnages. Tu as l’art d’un geste simples qui dit beaucoup.
il me faudra développer cette connivence qui pourrait être un des points centraux d’un texte long… tu as raison Nolwenn… et surtout demeurer dans le simple, ce dépouillement…
très touchée par ces personnages que l’on suit dans le bus, à différents temps, et plus particulièrement par la mère et son fils, et comme leur dépendance l’un à l’autre leur est vitale, sans jugement.
merci Marie
j’essaie de percevoir ce qui se passe entre eux… c’est très peu de mouvement sans doute mais tellement essentiel depuis qu’ils sont au monde…
Incroyable comme tout bouge et vit dans toutes les directions (même olfactives) alors qu’ils sont assis et dévoilent très peu, seul le geste et le mot parviennent à leur donner une kyrielle de mouvements de vie, bravo Françoise !!
La troisième dimension du narrateur ajoute encore à la tendresse et à la dureté de la relation des deux personnages, et le dolmen par la fenêtre du car rend à cette scène quotidienne sa dimension atemporelle.
Moi aussi j’aime beaucoup tes photos, merci Françoise.
je tente de demeurer aussi dans la cohérence d’un monde en gestation qui me parle tout bas… autant dans les mots que dans la série d’images
touchée par ton passage… merci Laure