Ils sont quatre au cinquième étage, il n’y a pas de balcon, et des étages il y en a plus que ma tête peut en saisir. L’extérieur de l’appartement est une zone vide, parcellaire, mon cerveau n’y dépose que des ratés, des approximations, et comme on écrit toujours avec son cerveau je tente de gonfler mon sac vide avec le son d’un drame évité, des pilotis qui ne sont pas entourés d’air et des pelotes de laine.
Les pilotis qui supportent l’immeuble : des colonnes de béton entre lesquelles sont érigés des murs qui forment eux-mêmes des pièces qui elles-mêmes fabriquent l’alignement des magasins.
Celui de L possède sur tout le pan arrière une étagère géante qui va jusqu’au plafond, remplie de laine, pelotes et pelotes aux couleurs déclinées et rangées par nuances, carrés vasarely. Derrière le comptoir et la caisse, L tricote en attendant de donner des conseils à quelqu’une qui viendrait avec un patron difficile à suivre – surjet, point lancé, point de riz, diminutions, aiguilles circulaires, mailles mises en attente. L proposera tel ou tel coloris, mohair ou acrylique, avec telle épaisseur de fil.
Le trajet entre le magasin de L et l’appartement du cinquième n’existe pas, je dois réinventer. Ou bien c’est que j’ai peur. L’escalier trop sale, trop sombre. L’ascenseur trop étroit, bruyant. L passe sûrement du magasin à l’appartement en volant comme Mary Poppins, ou bien enfile des chaussures rouges, Dorothy du Magicien d’Oz. M (le mari de L) est charpentier, lui passe de toit en toit, monté sur des échasses ou des échafaudages, il rentre chez lui par les airs, c’est ce que je pense car je n’ai pas le sens commun.
À la porte de L et de M, au cinquième étage, nous sonnons et nous attendons. Nous sommes arrivés (R, B et moi) inquiets. Nous sommes toujours inquiets – l’inquiétude étant notre moyen de locomotion, nous sommes donc arrivés en inquiétude. B (ma mère) porte des cadeaux. Du tissu, du poulet, un bibelot. R (mon père) porte les clés de la voiture, sa coupe militaire et la valise. Moi je porte un regard perdu sur tout ce qui passe, les portes des autres appartements sentent mauvais, griffées, couvertes de vieux morceaux de scotch, et les voisins sont de possibles créateurs de problèmes, créatures à problèmes.
Nous ne sortons jamais. Quand nous sortons, ce n’est pas une aventure, une escapade, c’est une fugue. Nous fuyons, nous fuyons, jusqu’au jour où nous pourrons rentrer chez nous, indemnes (c’est ce qu’on espère). J’ai retrouvé l’adresse du bâtiment. Il y a des balcons partout. L’endroit est calme. On voit bien la couleur du ciel au-dessus des dix étages.
On est sorti de la voiture, je n’ai pas vu le toit, car la tour est si haute qu’elle cache les nuages. Les magasins sont très petits, alignés sagement. Sur chaque balcon une plante ou une chaise. Quelque chose d’intime dépasse. Des rideaux, un vélo, une clématite. Un soir, le chat pousse un feulement – le son du drame – tombe du cinquième étage en voulant attraper un pigeon, arrive entier en bas, sans une fracture – son du drame évité.
C’est comme le sable entre les doigts, se souvenir. La table est ronde. Elle occupe le centre de l’appartement, elle est l’appartement, entièrement, je ne me souviens que d’elle, elle est entière et ronde, elle peut tomber de la fenêtre de ma mémoire sans se briser. Nous sommes heureux ici. Autour de la table, R rit. B rit. M rit. L rit. Je ris de les voir rire, car je ne comprends rien à leurs paroles. Puis quand la nuit arrive, nous dormons, malgré le bruit des ambulances. L’extérieur, en haut comme en bas, est une zone sombre où on ne peut pas s’aventurer sans s’exposer à grands dangers. Des bacs avec des arbustes, des poubelles bien rangées, des panneaux passage piéton respectés : ici, aucune trace de guérilla. Ils étaient quatre, il en manque tant, je suis seule.
Très beau. Tout.