Nous marchons tous les deux en silence. Je soutiens ma vieille maman. Elle a passé son bras sous le mien et je caresse sa main, douceur de rides et de plis. De temps en temps, elle lève la tête vers moi ; elle me sourit. Je vois dans son regard la quiétude d’être accompagnée par un homme paisible, son fils ultime. Nous ne parlons jamais beaucoup, quelques banalités d’importance, des nouvelles du rosier, le décès d’une voisine, la vente de la maison d’en face, une estimation du vent. L’odeur du café, la nappe propre, une tarte aux groseilles, une chasse d’eau qui fuit, le numéro du plombier à côté du téléphone, le calendrier au mur un mois en retard, les fenêtres sans rideaux (je les ai portés au nettoyage à sec), tu pourras ceci, tu me feras cela. Aujourd’hui dans la forêt, nous avançons sur un terrain connu et les mots n’ont pas besoin d’être dits. Chaque année, nous allons célébrer ensemble le souvenir de la noyade. Pas une fête, pas un hommage, juste une respiration commune au bord de l’eau, un souffle de regret et ma mère en tristesse.
Nous marchons dans les rires et la joie. Je donne la main à ma maman. Je voudrais courir à l’avant avec mes cousins mais elle ne veut pas me quitter des yeux, de la peau, d’un seul cheveu. Je lève les yeux vers elle et je lui souris. J’aime être sa chose, son butin, son moineau. Et en même temps, mon cœur bondit hors de moi ; il court sous les hêtres à travers les ombres et les étoiles du jour. Depuis que j’ai des lunettes, je dessine chaque détail de chaque feuille, les nervures, les dents, les poils, les creux et les courbes. Voir la netteté du monde me donne un pouvoir sur la vie. Je quitte les conversations des adultes, l’inventaire du pique-nique, les aspirations de voiture et les mariages princiers. Je m’envole, une main dans la main de ma mère, la tête en canopée. Nous ne disons pas forêt, nous disons au bois. Nous avançons sur le chemin vers l’étang. Nous ne savons pas encore qu’un drame va avoir lieu. Nous dansons dans les bruits de la légèreté.
Maman a besoin de faire des pauses. Elle presse un peu mon bras et je sais qu’il faut interrompre la marche. Elle ferme les yeux. Sa main libre accompagne le chant du merle. Le vent est pudique, il s’insinue dans l’élégance des charmilles et des rumeurs de brise effleurent les branches. Craquements, bruissements, bourdons. Eclats d’ailes, fragments de lumière. Nous reprenons le voyage. Cortège de nos deux corps animés par un recul rituel, maigre procession du souvenir.
Nous ne faisons pas de pauses, pressés de nous étendre au bord de l’eau, de déballer le festin sur la nappe en coton : œufs durs, tomates, pain du matin, jambon au torchon, raisins, chèvre frais, fraises, melon, citronnade. Bientôt, les jeux, bientôt les cris, bientôt les mots perdus dans l’ivresse, bientôt la torpeur de la sieste et pendant que les grands somnoleront en se caressant les doigts, les enfants tenteront des ricochets sur l’étang. J’ai déjà vécu ça. Parfois le ton monte entre les pères ; les mères tempèrent. Jamais ils n’atteignent la dispute. Les ronflements bercent la conversation des dames qui comparent les ourlets de leur jupe. Elle s’échangent des secrets de chair, s’éloignent pour évoquer leurs désirs.
Nous arrivons à la clairière au bord de l’étang. C’est ici que ça s’est passé. C’est ici que l’enfant s’est noyé sous les yeux endormis des parents. Un ballon projeté sur la surface lisse du bassin. Une main rompt la valse des cercles qui s’échouent sur le bord. Ouh c’est froid. Les autres ont déjà oublié la balle, tournent le dos, se poursuivent, se cachent, enlacent les arbres, retiennent leur rire. Un enfant veut épater ses cousins. Même s’il ne sait pas nager, il ne craint pas le fond. Il avance à mesure que le ballon s’éloigne. Moi je n’ai rien vu, réfugié dans le bois, excité qu’on me trouve et qu’on ne me trouve pas. Je lâche la main de ma mère, je l’abandonne au milieu du pré, comme chaque année, elle me laisse accomplir ma cérémonie muette : m’accroupir, un caillou en main, toujours le même mot peint et envoyer mon regret en ricochet.
Nous arrivons à la clairière au bord de l’étang. C’est ici que ça va se passer. Les parents se sont assoupis. Un ballon projeté sur la surface lisse du bassin. Une main rompt la valse des cercles qui s’échouent sur le bord. Ouh c’est froid. Les autres ont déjà oublié la balle, tournent le dos, se poursuivent, se cachent, enlacent les arbres, retiennent leur rire. Je me suis réfugié dans le bois, excité qu’on me trouve et qu’on ne me trouve pas. Des pas, des haleines, des silhouettes furtives. Je m’engage dans le frisson de la forêt. Si je grimpe, je serai inatteignable. Je saisis une branche, puis une autre. Je suis une sittelle agile. Je vais rester longtemps au sommet de mon arbre, gagnant un jeu sans gloire dont la victoire ne me consolera jamais de la douleur d’avoir mis ce jour-là mon enfance en lambeaux.
c’est très beau. Merci
Très emouvant et belle progression via avancée des corps peaux sentiments souvenirs bois ou forêt. Merci.
Très touchant on suit pas à pas… merci
Oui touchant, émouvant, émotionnant, avec cette douceur narrative toujours sur le chemin du souvenir ce qui rend ce texte tellement fort. Merci Françoise
Oups ! Merci Isabelle !
Merci à toutes. Ces commentaires me touchent beaucoup.
Très beau texte ! Le passé est toujours présent puisqu’on en a le souvenir.
Vous découvrir là dans la commémoration de ce drame, pourtant une promenade si paisible
la scène se déroule maintenant et avant dans un même élan, rien n’est rompu d’un temps à l’autre… très beau
(et finalement je vous vois tout comme moi occupée ici à ce lien mère à fils…)