La tante au pied-bot ramasse les haricots. Il plaisante. Viens m’aider au lieu de faire l’andouille. Il continue à rigoler. Il la regarde faire, se dit que les haricots c’est l’enfer. Tu seras bien bien content d’en avoir cet hiver. Les ramasser, les équeuter, les cuire, les mettre en bocaux et recommencer. Il préfère aller à la rivière, glisser les mains sous les pierres, caresser l’ouïe des truites et les saisir d’un coup sec, leur briser le cou, les glisser dans le slip de bain et revenir, joyeux, chez la tante qui les fera au beurre, comme les haricots, avec un bon bout de beurre.
Il ramasse les haricots, à genoux. Il les cueille lentement de ses doigts tordus comme ceux de la tante. Il en fait bien moins qu’elle des haricots, mais il en fait. Elle serait fière de voir que le jardin est encore un jardin. Chaque année, il est plus petit. Il se demande ce qu’il va devenir le jardin quand lui ne sera plus là. Il vont en faire quoi les enfants?
Il se lève, plonge les doigts dans la carafe, en sort deux glaçons qu’il met dans le verre de sirop de cassis. Il en connait le goût depuis l’enfance. Il y a toujours eu du cassis ici. Pendant la guerre aussi. Et du vin. Le grand-père en vendait. On n’a jamais manqué de rien. Le jardin, la rivière, la forêt, les bêtes donnent tout ce dont on a besoin pour vivre. Il est content de retrouver la tante. Il se demande comment elle fait pour faire un tel jardin toute seule. Surtout les haricots. Quelle corvée les haricots. Il va l’aider. Quand il reviendt en sueur boire son verre de cassis, les glaçons ont fondu depuis longtemps.
Le saladier est posé près de ses genoux. Au fond, les quelques rattes qu’il a piochées, des plaques de terre noire collées à leur robe. Il ramasse juste de quoi faire une poêlée. Par poignées de quatre ou cinq, il jette les haricots sur les rattes. Quand le saladier sera rempli, il posera les deux poings au sol, ramènera un pied vers les poings, puis l’autre et se lèvera, lentement comme se lève la tristesse. Avant de se redresser, il aura pris le saladier dans une main, sa canne dans l’autre. Il reviendra à la cuisine, posera tout sur la table, ira s’asseoir dans le fauteuil en trainant les pieds. Il poussera un long soupir. On dirait pas comme ça, mais ramasser les haricots, c’est tuant.
Pendant qu’ils équeutent les haricots, la tante lui raconte les nouvelles du coin. Les morts, les mariages, le fils Rivier qui a monté son entreprise, la rivière qui est sortie de son lit à la fin du printemps, on s’y attendait pas, l’Aimé qui s’est coupé un doigt avec la faux. Il l’écoute. Elle le ramène au coin qu’il a quitté. Il pose des questions sur les uns et les autres. À part lui, tout le monde est resté ici. Quand il repartira, la tante aura rempli deux ou trois cagettes de bocaux, haricots, tomates, confitures, de fromage, du saucisson, du lard, des blettes, des courgettes grosses comme un bras, un ou deux litres de sirop de cassis.
Il y a longtemps qu’il ne fait plus de conserves. Il ramasse juste ce qu’il faut de haricots pour le jour, deux-trois tomates, quelques patates ou des carottes, une salade. Ce matin, il a ramassé trois oeufs. Ça f’ra la mère Michel. Du cassis, il n’en fait plus. Des groseilles non plus. Il n’aura bientôt plus de poules. Dans le jardin, il y a des arbres. Il reste longtemps sous leur ombre à regarder les oiseaux, à penser à avant et à se demander ce que ça va devenir quand il aura rejoint la tante.
J’adore cette histoire de haricots verts. Je sens leur peau rêche sous mes doigts et la petite douleur quand on en équeute beaucoup à la main, insispensable pour enlever le fil, sauf s’ils sont fins ou qu’on triche au ciseaux. C’est écrit avec tendresse.Et ça rameute des nostalgies.
» Quand le saladier sera rempli, il posera les deux poings au sol, ramènera un pied vers les poings, puis l’autre et se lèvera, lentement comme se lève la tristesse. » Magnifique !