J’ai toujours aimé les transports en commun. Tous ces gens étrangers à eux même, embarqués ensemble dans cette machine qui berce jusqu’à vous endormir parfois. Dans un moment suspendu entre un lieu et un autre, une vie et une autre, il y a tellement de portraits, des morceaux de vie. Une femme et ses enfants. Un vieux monsieur qui compte son argent, des collégiens. Et cette machine à transporter des vies, va se remplir, encore et encore, jusqu’à ce que tous les sièges soient occupés. Un concentré de vie humaine. Tous dans le même bateau et si solitaires en même temps, chacun dans sa bulle. Et le chauffeur, capitaine à bord qui par tout les moyens nous dit qu’on est chez lui. Sur le pare brise des photos de lui et son car, des cartes postales de femmes aguichantes et souriantes, et une vierge marie aussi pour la protection et la bonne route. Il écoute la musique qu’il veut, part quand il veut, on est chez lui.
Calée dans mon siège côté fenêtre, je regarde la pagaille. La fièvre. Le klaxon des cars, le grondement des moteurs, les aides de cars qui sautent de passagers en passagers, attirant à qui mieux mieux qui la mamie, qui la marchande, qui le vieux grand-père qui compte ces centimes. Où vas-tu chéri? Léogane part maintenant doudou!
J’aurais aimé être chauffeur de car. A -t-on jamais vu ça en Guadeloupe, une femme chauffeur de car? Je voudrais être devant, place conducteur, voir les gens monter, silencieuse, dire bonjour à qui me dit bonjour. Assise, nonchalante, un bras sur le volant, dévisageant chaque voyageurs. Dans mon car, pas celui d’une quelconque compagnie, mon car à moi, il y aurait ma photo, je poserai juste devant le car, on le verrait bien, moi je suis à côté.
Conducteur, l’air de vouloir partir comme, et quand ça me chante, la musique que je veux, à fond si je veux. « C’est la musique guadeloupéenne et même antillaise en général puisque nous faisons partie de la Caraïbe ». Un chanteur à la radio.
Le bruit du moteur et la divinité de l’orchestre Perfecta passe à la radio.
Deux femmes sur le siège devant moi:
– quand on va en France c’est pour faire des études, pas pour aller en BEP.
– Ou ni réson (tu as raison)
– Timoun la ké ritouné pite (elle reviendra pute). I sur liste d’attente (elle est sur liste d’attente). Si i pa lékol sé timoun i ké fè (si tu n’es pas à l’école tu fais des enfants). Ou té di sé timoun yo voyé yo fè (on dirait que c’est ce qu’on leur a demandé de faire, des enfants!). Yo ka fè yon, lanné apré yo ka fè on dézièm (elles en font un et puis l’année d’après un autre. Alokasion fini ! Ou kompren! (parce que les allocations sont finies tu comprends).
De ma fenêtre le vert défile, je lève les yeux pour voir le bleu. Les autres sont si loin.
Je vois défiler mon pays, mais je ne retiens que le vert et le bleu et la chaleur, et la lumière. C’est tout ce que je retiens, c’est ce qui me parle, le vert, le bleu la chaleur, et la voix du chanteur, la musique. La danse me manque, me laisser mener, jusqu’à ce que la tête me tourne. Mon cavalier me ferait tourner et tourner encore. Paul.
Le paysage défile et je me rappelle toutes les fois où j’ai fait ce trajet avec le car Léogane.
J’ai 13 ans. Il s’arrête à ma hauteur. Je ne lui ai pas demandé. Je monte même si je n’ai pas d’argent. Il ne sourit pas mais d’un regard nous nous sommes compris. Ma mère n’aurait pas apprécié que j’accepte ce qu’elle considère être de la mendicité. Je ne sais plus pourquoi je n’avais pas l’argent du car.
J’ai 17 ans. Je suis avec ma soeur. Nous sommes sages. Les genoux serrés. Dans une fête un jour un homme m’a dit que j’étais forcément une fille bien parce que malgré ma robe courte il n’avait jamais pu voir ma culotte.
J’ai 20 ans. Je quitte la Guadeloupe. Tout Bergette fera des commentaires. J’allais forcement faire la pute en France au prétexte d’études que ma mère n’avait de toutes les façons pas moyens de payer.
L’angoisse quand le trajet touche à sa fin. Je ne veux pas penser que je retourne pour la première fois depuis que je suis partie et que c’est pour enterrer ma mère.
C’est elle qui me l’a dit. Sort de Bergette. J’ai fait ça. Et là dans ma figure, éclate dans mes yeux, le bleu et le vert. Et je ne sais pas. Arrivée en bas du morne près de l’école, je fais attention. Il faut se rappeler.
Appuyer sur la sonnette juste au dessus de mon siège, un peu avant pour qu’il s’arrête près du manguier là où on a mis les boîtes aux lettres des maisons du Terrain Nègre. Là où malgré le panneau « défense de jeter les ordures », on jette les ordures, juste sous le panneau, à côté de la carcasse d’une vieille peugot.
– « En tou jou ka di timoun en mwen sa. Soyez poli. (je le dis tout le temps à mes enfants soyez polis). Petet ou soti di on moun bonjou ou tombé moun la ké renmassew. » (peut-être que tu dis bonjour et puis tu tombes c’est la personne à qui tu viens de dire bonjour qui va te ramasser).
Une vieille femme, debout, les mains sur les côtés à un arrêt du car près de la boutique des Claude.
A un autre arrêt toujours pendu à ma fenêtre pour me noyer dans le vert, un menuisier me cligne de l’oeil depuis son atelier.
– Eh regarde, laisse moi te dire doudou.
Un autre homme répond :
– Laisse l’enfant de la personne tranquille. Tu vois pas que c’est la fille de Rosine.
Ses yeux qui s’écarquillent. La pluie commence à fifiner.
Je paye. Le chauffeur jette la monnaie dans un petit panier en osier. J’ai aimé ce bruit.
Je descends du car.
Une femme qui s’abrite avec la main sous la pluie battante et court se mettre à l’abri.
La petite route avant d’arriver à la maison, une fois descendue aux boîtes aux lettres. Dire bonjour aux voisins surpris qui s’interrogent ou me reconnaissent, et s’interrogent encore plus. Qui est cette femme en noire, sous la pluie. Jardin créole d’un côté de la petite route, avec des bœufs, grande villa réfugiée au bout d’une longue allée de l’autre.
Je suis dans le vert, je lève la tête je suis perdue dans le bleu, malgré la pluie.
– Dire bonjour cela ne fait pas de mal. La personne que tu viens de saluer, c’est peut être elle qui te ramassera si tu tombes.
Je ne suis pas tombée maman.
je me sens toujours timide à ouvrir ces espaces des métiers, et des vocabulaires et visions du monde associées aux gestes et représentations du travail… je crois bien que ça va se retrouver dans ma proposition de demain, salut au chauffeur !
Merci François. J’ai eu du mal avec la superposition des temps. C’est pour moi la proposition la plus difficile.
Vous avez non seulement superposé les temps comme vous avez gardé le fil de l’histoire. Et quels merveilleux voyages que vous décrivez au fil des ans et des souvenirs, jusqu’à celui qui transporte les plus grands rêves !
Bonjour Gilda ! Pour moi ce sont les superpositions de couleurs ensoleillées et la langue de là-bas qui créent la superposition. J’aime ce récit à la première personne du singulier qui prend en compte et toise un peu les autres premières personnes du singulier. La mère et le chauffeur ( celui qui éloigne) comme personnages à suivre. La petite, elle a grandi et elle se débrouille bien.
Merci Héléna et Marie-Thérèse 🙂
Texte très émouvant dont la fin est tellement bien amenée. J’aime beaucoup tout ce que déploie la narration pour ralentir le moment du retour : le trajet vers et l’attention pour en décrire les détails, la superposition des temps, la façon dont la narratrice s’accroche au vert et au bleu (« Je suis dans le vert, je lève la tête je suis perdue dans le bleu, malgré la pluie. »), les voix qui s’entremêlent (les « injonctions » « parentales », les bouts de dialogue, la voix intérieure de la narratrice), et cette arrivée au ralenti avec cette notation que j’adore (et ne sais pas trop encore pourquoi…) : « Une femme qui s’abrite avec la main sous la pluie battante et court se mettre à l’abri. » Et cette dernière phrase très belle : une chute (qui n’en est pas une !)