Maman brosse énergiquement la masse noire qui double de volume sous la brosse. Elle défait les nœuds avant de passer sur ma tête le pommeau d’eau tiède. J’ai la nuque endolorie par ma position de pénitente, à genoux devant elle. Inclinée sur le rebord de la baignoire, je demande pardon d’avoir autant de cheveux. Maman gronde. Elle coiffe avec une dévotion proche de la transe. Pas une mèche ne doit dépasser, pas un frisottis se rebeller et sortir de la masse. Parfois, un cri aigu s’échappe de mes mains qui recouvrent ma bouche. Elle tresse, les mèches glissent entre ses doigts comme des couleuvres qu’elle saurait dompter. Elle dessine sur mon crâne fier l’ornement de demain. Revenue à la verticale, Maman me fait asseoir, je la dépasse maintenant. D’un coup de tête, je rejette ma tignasse trempée en arrière, maculant la salle de bain de fines gouttelettes. Maman fait disparaitre la masse sous une serviette éponge qu’elle malaxe. Puis elle l’enlève et tue à coup de brosse toute vie non désirée. Elle arrache de petites touffes de poils qu’elle tourne dans la paume de sa main et qui rejoindront la poubelle. Puis elle tire le tout au sommet de ma tête. Au-dessus de la chaise, tout le corps incliné sur moi, son peigne griffe mon crâne. Je ravale mes larmes. Elle tire si fort, que ma nuque résiste dans l’autre sens. Elle démêle encore et encore, à croire que cela lui fait plaisir. Puis, elle saisit la bouteille et frotte le produit dans ses deux mains, pour en recouvrir mes cheveux. Je sens l’huile d’argan et l’odeur familière de l’adoucissant qui imprègne ses vêtements. Parfois l’odeur asphyxiante du produit contre les poux. Ses mains expertes au-dessus de ma tête connaissent le mouvement par cœur. Elle tire à nouveau, saisit fermement l’énorme bigoudi et enroule la mèche mouillée tout autour. Les mâchoires crispées, j’essaye de cacher mon appréhension en baisant la tête. Maman ne réagit pas, elle reste concentrée. Quand le rouleau est posé au sommet de mon crâne, elle y plante sa banderille. Puis, elle recommence avec la mèche suivante. Plus tard, sous le souffle chaud du séchoir, je pense toujours à elle en faisant semblant de lire un magazine au salon de coiffure.
Quel beau texte sur une scène extrêmement forte sur le lien filial qui crée tant de silences sur les gestes imposés au nom de la beauté. « Souffrir pour être belle » une vraie question de société. Merci pour ce bel exemple où l’on voit déjà le film. J’ai assisté à une scène comme celle-ci dans une fête de quartier, récemment. Je voyais la belle chevelure couleur jais, je voyais les grimaces et les tentatives de protestation de la jeune enfant ( 10 ans ?), je voyais l’application de la mère. Je me demandais pourquoi la mère faisait cela en public… J’avais envie d’intervenir, de dire quelque chose de drôle, mais la complicité des deux m’en a dissuadée. « Il faut souffrir pour être belle » pour sa propre mère ?
Merci de votre lecture Marie-Thérèse et de vos questions qui font sens, je n’en ai pas fini avec cette scène, je pense.
Oui quel beau texte.S’agit-il vraiment d’être belle ou de neutraliser la force de la chevelure ? Le travail consciencieux de la mère s’apparente me semble-t-il à un combat contre cette masse vivante subie par la petite fille. Le mot maman est d’autant plus touchant que la mère semble aux prises, de manière plus qu’ambivalente,avec cette chevelure menaçante qui pour moi en tout cas, convoqué l’image de Méduse. Je comprends que cette scène puisse donner lieu à d’autres déploiements.
Merci Roselyne, vos commentaires ouvrent pour moi de nouvelles questions.