Tu cales ton sac au mieux au milieu des autres sacs et valises étanches remplies de matériel, ça va secouer selon les prévisions météo et l’état de mer, ça se voit déjà dans le port. Éric est dans le bateau, une main sur le quai pour maintenir la coque près du mur de pierres sans qu’elle tape, le temps que vous montiez et embarquiez tout le matériel, Yann et toi. Gilet de sauvetage bien serré, capuche, serviette autour du col pour éviter que l’eau ne vous coule dans le cou, bas du pantalon de ciré scotché sur les bottes, Yann est prêt, il te tend le rouleau d’adhésif et tu fais la même chose. Éric repousse le quai, on passe la porte qui protège le port de l’amplitude des marées. Dans la baie, vous êtes encore protégés par la pointe, mais ça souffle déjà bien et le petit bateau est secoué par la mer. C’est le premier voyage de la journée pour Éric, cette fois-ci, John ne vous attend pas sur place. Yann a baissé la tête à peine installé dans le bateau. Il fixe un point très loin entre ses pieds. Éric, sous le petit abri du barreur, ne se retourne pas, tu ne vois que son dos. Le vent, la mer qui cognent, se tenir, tenir le matériel, éviter les vagues qui attaquent en traîtresses. Pas moyen de parler, même pas de crier. Consignes rapides par gestes, si vraiment besoin, on se penche vers l’oreille de l’autre et on lui hurle un mot, au plus deux. C’est mieux comme ça. Ce n’est pas le premier voyage que vous faites dans ces conditions de mer, mais c’est le premier que vous faites avec des pensées aussi démontées. Dans vos têtes à tous les trois, John occupe toute la place, le reste se fera par réflexe. La mer rince les larmes, le sel excuse le rouge des yeux. C’est mieux comme ça. Tu regardes les îles quand la mer le permet, vous êtes bientôt arrivés sur Rouzic. Un fou solitaire passe juste à côté de vous. Souverain. Tout se mélange, images et mots, souvenirs, hypothèses, les tombes vides des marins au cimetière, les exvotos aux toits des églises et des chapelles, les titres des journaux, les oiseaux, les crabes, les vagues, les roches de granit pas si rose, son sourire, ses mains sur les plumes des oiseaux, ses mains dans tes cheveux toujours emmêlés, sa façon de marcher, son doux accent tranquille. Le manque. Son corps qui ne donne pas de nouvelles. Les mots qu’on ne veut pas dire, qu’on ne veut pas encore dire, parce qu’on ne sait jamais, on peut encore attendre un peu, non. Ce mot qui déborde des yeux de tout le monde, ce mot qui brûle toutes les lèvres, mais ce mot que personne n’ose même se murmurer à soi-même, de peur de ne plus pouvoir espérer une fois le mot énoncé
Tu cales ton sac au mieux au milieu des autres sacs et valises étanches remplies de matériel, ça va secouer selon les prévisions météo et l’état de mer, ça se voit déjà dans le port. Éric est dans le bateau, une main sur le quai pour maintenir la coque près du mur de pierres sans qu’elle tape, le temps que vous montiez et embarquiez tout le matériel, Yann et toi. Gilet de sauvetage bien serré, capuche, serviette autour du col pour éviter que l’eau ne vous coule dans le cou, bas du pantalon de ciré scotché sur les bottes, Yann est prêt, il te tend le rouleau d’adhésif et tu fais la même chose. Éric repousse le quai, on passe la porte qui protège le port de l’amplitude des marées. Dans la baie, vous êtes encore protégés par la pointe, mais ça souffle déjà bien et le petit bateau est secoué par la mer. C’est le deuxième voyage de la journée pour Éric, John vous attend sur place. Souvent, Éric qui barre à l’avant dans la petite cabine, se retourne pour voir si tout va bien. C’est ton premier voyage, ils sont attentifs, pour toi, et pour savoir. Ils veulent voir comment tu te comportes, si John n’exagère pas un peu quand il parle de toi, de toi en mer. Alors tu rassures d’un grand sourire et d’un pouce levé. Pas possible de parler, ni de crier, pas même de hurler. La mer, le vent, le moteur qui lutte, l’attention à porter à tout, on se dira plus tard. Parfois Yann te touche doucement l’épaule pour te montrer une île, un oiseau, un nuage. Tu souris, pouce levé. Bientôt Rouzic, la côte sud où vous allez débarquer tout le matériel dans la petite baie à peine abritée. Ensuite, installer les antennes, les caméras, enterrer ce qui peut l’être pour tout protéger du vent et des oiseaux eux-mêmes. Bien sûr, il faudra revenir régulièrement faire un peu de maintenance, changer les batteries, nettoyer les objectifs, remettre en état, mais vous pourrez surveiller la colonie de loin, sans avoir à vous déplacer et à déranger les oiseaux à chaque fois. La falaise au nord est blanche d’oiseaux, au dernier comptage, environ 20 000 couples de fous de Bassan, Morus bassanus. Plumage d’un blanc éclatant, tête et cou jaune pâle. Yeux gris clair cerclés de bleu clair électrique. Bec gris-bleuté très clair, presque blanc, en forme de poignard, souligné de fines lignes noires, comme tracées au crayon, se prolongeant en un masque noir autour des yeux. Le bout de ses longues ailes étroites est noir. Pattes palmées et verdâtres. Queue cunéiforme. Ton oiseau préféré. Celui de John aussi
L’absence et la disparition en creux. Merci pour votre texte en retenue et pour cette belle présence animale, celle de Morus bassanus, le fou qui dit aux vivants bien des choses…
Oui, le fou est un oiseau que j’aime beaucoup, et sur cette photo là en particulier. Quant à la disparition, c’est quelque chose que j’aimerais garder dans ce cycle d’ateliers…
Merci du passage !