Au coucher du soleil vous sortiez vous balader bras dessus bras dessous. Les deux petits vieux, vous disiez. Personne, ici, ne sortait se promener — cette habitude de la voiture pour tout déplacement. L’été 81 il y avait cette chanson qu’on entendait partout, tout le temps.
L’été 81, s’il pouvait vous donner des nouvelles du pays, c’est qu’une part intacte de l’univers familier existait encore — la tombe de votre mère au cimetière de Neuilly, l’immeuble de votre enfance, Olida et Citroën, les petits ateliers rue Chance-Milly — Clichy d’alors était encore vôtre.
Prenez mon bras, vous qui êtes si légère, et guidez-moi. Passé l’angle de Lakewood et Kercheval je vous perdais de vue. Vous marchiez à pas lent, juste pour faire durer le moment — à cette époque ni l’un ni l’autre ne souffriez encore. À cette époque, il y avait cette chanson qu’on entendait partout — cette chanson qui sortait des radios des cuisines aux fenêtres ouvertes.
L’été 81 il y avait des gens sur leur frontporch qui prenaient le frais. Vous saluiez vos connaissances, vous leur présentiez votre frère. Sans doute trouvaient-ils la ressemblance frappante sans oser dire qu’elle se trouvait toute entière dans ce gros nez commun. Un salut de la main et vous repreniez votre chemin. La chanson de l’été 81 sortait des fenêtres des chambres des enfants — elle vous suivait pas à pas.
Vous entendez ce silence aux croisements ? Est-ce que, l’été 81, il fallait être prudent en traversant les rues ? Aujourd’hui, plus de Buick ni de Cadillac lancées à toute blinde sur les rues droites et longues comme les pistes du désert. À présent, l’asphalte craquelé est le tapis de sieste des chats sauvages. C’est par ici ? Je vous suis. Angle Chalmers et Vernon, le couchant derrière les érables. En août 81 ils se coloraient déjà de rouge, délicatement. Maintenant que les humains sont partis ils sont les seuls témoins de vos promenades du soir, ces hauts érables aux feuilles racornies que la sécheresse fait chanter comme des papiers froissés. Entendez-vous leur pauvre mélodie ? On va retourner sous votre arbre, vous semblez fatiguée. Prenez votre temps, rien ne presse. Regardez qui voilà. Combien sont-ils ce soir ? Vous vous installez sous l’érable et bientôt ils vous entourent, noirs, tigrés, gris, blancs — combien de générations rassemblées de greffiers affamés ? Leur heure est venue, cette heure qui revient toujours.
Un souffle d’air frais avec la chanson de cet été-là et je vais voir le coucher de soleil sous les érables..
Comme un air de déjà vu oui ce morceau sous d’autres cieux qui aurait imaginé qu’il résonnerait encore et maintenant justement ici !!
Merci Xavier – Detroit cette fascination depuis que j’ai écouté Marielle Macé en parler pendant son séminaire de l’EHESS au printemps 2021… Toute trace perdue dans ma débâcle informatique du début mai hélas.