1.
Dans la nuit de samedi à dimanche le téléphone sonne tout à coup. Pépé qui est aussi mon grand-père, le père de mon père est mort, – « Robert est mort dans son sommeil » a dit ma grand-mère à ma mère. C’est toujours elle qui décrochait, un combiné téléphonique de couleur noire posé sur une petite nappe en dentelle blanche, le tout trônant sur un guéridon en faux acajou, près de la télé. Cela a l’air d’être une chance qu’il soit mort dans son sommeil. Puis on nous fait nous habiller, mon frangin et moi et nous asseoir dans la voiture. Une Ami huit. Durant le trajet, ma mère plusieurs fois le dit à mon père. « Quelle chance de mourir dans son sommeil ». De temps en temps mon père me regarde dans le rétroviseur comme il le fait souvent quand on voyage en voiture. Il a le regard inquiet, ce qui est rare. D’habitude il est plus suspicieux qu’inquiet. C’est une affaire entre lui et moi ce regard entre nous deux dans le rétroviseur, mais ce regard qu’il a cette nuit là… Peut-être qu’il pense que lui aussi aura peut-être cette chance de mourir un jour dans son sommeil. Peut-être qu’il pense qu’une nuit comme cette nuit là ce sera moi qui conduirai une autre voiture, et que je regarderai mon fils avec un regard semblable dans le rétroviseur. Peut-être pense t’il qu’il se passera le même genre de non-dit entre lui et moi dans ce rétroviseur. Peut-être qu’il pense que ce sera une nuit semblable à cette nuit, entre samedi et dimanche. Mais en fait non les choses ne se passèrent pas ainsi. Mon père s’est éteint un lundi matin à sept heure dix du matin à l’hôpital de Créteil.
2.
Dans la nuit de samedi à dimanche je ne dors pas car j’appréhende le retour de mon père qui doit revenir de Dijon. Mon carnet de notes ce trimestre là a été désastreux. Certainement, je ne cesse d’y penser, à la rouste que je vais recevoir. Ça le met hors de lui que je n’obtienne pas de bonnes notes. Il ne comprend pas que je ne désire pas devenir un meilleur élève. Nous habitons encore à la Grave, dans la maison de l’aïeul qui est mort l’année passée. Il est mort à quatre-vingt cinq ans, ce qui à cette époque me parait un âge incroyablement avancé, amplement correct pour mourir. Il est mort à quatre-vingt cinq ans dans son lit, dans sa maison ce que tout le monde estime être une chance. Dans cette nuit de samedi à dimanche j’attends le retour de mon père. Je n’arrive pas à dormir, la chambre est dans une semi-pénombre car la lumière de la lune pénètre au travers des volets de fer. Quand je repense à ces périodes d’insomnie enfantines, je me demande si j’avais peur de recevoir une rouste ou si déjà je me sentais coupable de décevoir mon père. Peut-être un peu des deux. Notre aieul a été instituteur, il a élevé mon père durant son la première partie de son enfance quand son père était à la guerre. Je le revois encore. Un homme discret, d’une grande finesse d’esprit, gazé à la guerre de quatorze. Un genre de héros familial. Malgré ça mon père n’a jamais obtenu d’autre diplôme qu’un diplôme de soudeur. J’imagine qu’il désire que je réalise ce que lui n’a pas pu réaliser, faire de hautes études, rejoindre une altitude perdue.
3.
Dans la nuit de samedi à dimanche nous voici tous les trois, on doit avoir à peine quarante ans en faisant la somme de nos âges, ce qui donne une moyenne de treize virgule trente trois. Mais je pense que j’ai plutôt douze quand je repense à cette nuit. Ça fait environ cinq ans que je passe l’été à Villevendret chez mes grand-parents paternels. Deux mois à la maison, dans cette banlieue parisienne, sûr que ma mère ne peut pas l’imaginer. Nous voici donc, trois jeunes cons et on s’est mis en tête comme ça, de vouloir casser la porte de la cave du père Dumas qui est, à cette époque à l’hôpital de Montluçon. Nous savons qu’il est veuf, qu’il n’y a personne dans la maison. Et c’est comme ça que l’idée nous vient d’aller casser la porte de sa cave pour faucher son vin. C’est une sacrée bonne porte, avec une serrure à l’ancienne. On a un fichu mal de chien. Et puis soudain la porte fait un bruit sinistre, CRAC et elle cède. Grincement léger. Quelqu’un a apporté une lampe de poche rectangulaire, de celle qui fonctionne avec des grosses piles rectangulaires de la marque MAZDA. Il n’y a pas d’électricité dans la cave, il n’y a d’électricité dans aucune cave des maisons du hameau. On le sait. Quand on doit se rendre dans une cave il faut apporter une lampe de poche. C’est un reflexe. Ça sent le moisi, mais ce n’est pas une odeur désagréable. Un mélange de terre battue de pommes et d’oignons. Les bouteilles sont rangées sur des étagères en fer, le cul en avant. Elles sont recouvertes d’un film de poussière. On en prend une bonne dizaine, ce qu’on peut prendre avec six mains, et même un peu plus. Puis on ressort dans la nuit en prenant soin d’éteindre la lampe de poche pour pas se faire repérer. Dehors il fait doux, il y a des grillons, à l’époque on dit le cri-cri des grillons on ne connait surement pas le mot striduler. Il tellement doux, je me souviens de cette sensation bizarre en retrouvant la nuit noire, ce mélange de culpabilité et de triomphe d’avoir osé casser une propriété privée. Avec les années la culpabilité prendra le pas sur le triomphe de plus en plus. C’était un vieil homme pas très sympa le père Dumas, il nous traitait de morveux et nous crachait dessus quand nous passions sous ses fenêtres. Il est mort quelques jours après le casse de sa cave. Forcément on a pensé qu’on était un peu responsable de sa mort. C’est ça aussi qui fait que la culpabilité prend le pas sur le triomphe, cette responsabilité. Et puis j’avais douze ans et son vin était mauvais, une vraie piquette. On a dû ouvrir une ou deux bouteilles et on a jeté le reste dans les taillis pas très loin de chez lui, dans cette nuit du samedi au dimanche, à Villevendret en mille neuf cent soixante douze.
4.
Dans la nuit du samedi au dimanche mon corps entier est traversé par une sorte de décharge électrique et je flanque un coup de poing dans le matelas pour rassembler mes esprits, pour ne pas crever. Je m’entraine à méditer pour ne pas devenir cinglé. J’ai lu ça à la bibliothèque de Beaubourg, dans un bouquin sur le yoga je crois. Ça fait plusieurs semaines que je m’entraine à méditer. J’ai créé ma méthode personnelle, je m’allonge sur le lit dans ma chambre d’hôtel et je me concentre uniquement sur ma respiration. Dès qu’une pensée s’amène je la renvoie vers la sortie doucement en lui disant laisse moi tranquille je respire. C’est relaxant. Jusque là en pratiquant l’exercice je m’endormais sans faire attention. Mais cette nuit là, il a fallu que je flanque un coup de poing sur le matelas, je me suis retrouvé face au néant total, j’ai bien cru que j’allais crever.
5.
Dans la nuit de samedi à dimanche il est fréquent que j’installe mes cuvettes sur le chauffage à inertie qui pèse une tonne. Je m’en souviens j’étais présent quand on l’a grimpé jusqu’au septième avec mon oncle Kalio. Je suis seul dans l’appartement, P. est toujours absente le weekend. Il est fréquent que je développe des négatifs ces nuits là. La semaine il m’arrive de faire des photos dans la ville, dès que j’ai un petit moment de libre, j’arpente le quartier autour de mon boulot, rue vieille du temple et je fais des photos. Surtout des paysages car j’éprouve un malaise à m’approcher des gens pour les photographier. Il faut que j’arrive à régler ce problème. J’aimerais bien photographier des gens de près. Je ne fais que des photographies en noir et blanc et je viens de découvrir la technique d’Ansel Adams, le zone system. Donc j’ai de quoi m’occuper durant les nuits où je me retrouve seul dans l’appartement. Il y a quelques jours que Mitterand est élu, il a eu cette grande foule à la Bastille, et bien sur j’étais là avec mon appareil. J’ai fait un tas de photographies, des plans larges, mais je ne suis pas parvenu à m’approcher plus près des gens. Pourtant ce n’est pas compliqué, il faut juste dire hé je te trouve sympa, je peux faire une photo, quelque chose comme ça. Mais dès que je m’invente ça je sens que ça ne fonctionne pas. Est-ce que les grands photographes que j’aime font ça ? Surement pas, ils ne demandent pas l’autorisation aux gens. A part Jean-François Bauret, qui a eu la gentillesse de m’accueillir pour voir comme vit un grand photographe de studio. Tout un boulot. Mais bon il faut un studio, et puis il faut des éclairages aussi, et puis il faut être connu aussi certainement pour que des modèles acceptent de poser pour un photographe. Et puis le studio à bien y penser ce n’est pas trop mon truc. C’est trop figé, moi j’aime la surprise. J’aime le hasard. J’aime faire des photographies au hasard et être surpris ensuite quand je développe mes films, quand je découvre ce que j’ai photographié au hasard. Cette nuit, je songe que je devrais tout revendre, tout mon matériel, tous mes Nikon, et m’acheter un autre appareil, plus discret, avec une optique de 35mm se serait idéal. J’ai vu un appareil comme ça à la Motte Piquet Grenelle chez un marchand. Un Leica M42 d’occasion. Mais même si je vends tout mon matériel faudra encore que je fasse un crédit pour me le payer vu le prix.
6.
Dans la nuit de samedi à dimanche je me demande comment je vais faire pour vivre avec si peu de fric pendant six mois. Demain à l’aube je descendrai de l’hôtel pour chercher une agence de voyage pour Téhéran. On m’a dit que je trouverai facilement dans ce quartier. On m’a dit surtout prend pas l’avion c’est mort. On m’a dit aussi un tas de choses que j’ai oublié depuis. J’ai déposé tous mes billets sur le lit pour les recompter. Il y a mon Leica, mes bobines de films au mètre, ma petite cuve noire pour les développer, et il y a ces billets à recompter. C’est peu d’argent. Je ne sais pas du tout comment je vais faire. Mais le plus difficile c’était de faire le saut, de partir. Sinon je serais encore là-bas, magasiner chez Bull à Pantin le jour, gardien de nuit chez IBM la nuit place Vendôme, à dormir à peine deux ou trois heures en grapillant. J’ouvre la fenêtre et je regarde la rue en bas. Il fait meilleur que lorsque je suis arrivé, il y a une odeur de viande grillée dans l’air, c’est assez peu différent du quartier de Château Rouge à Paris. Les enseignes sont en Turc c’est la différence. Et puis quand même il me semble qu’il y a plus de musique. Des sons entêtants. Alors qu’à Château Rouge c’est plutôt les grandes gueules des Zaïrois que j’entends la nuit.
7.
Dans la nuit de samedi à dimanche je pousse le portail de la maison du consul. Il y a des loups qui m’accueillent en montrant leurs dents. Mais quelqu’un leur crie de s’éloigner, c’est la femme du consul que j’ai déjà aperçue à l’antenne de Médecins du Monde. Je fais une photo des loups qui repartent la queue basse.
—Alors comme ça, vous partez demain dit-elle.
-—à l’aube oui.
—et ça ne vous effraie pas de partir comme ça ?
—je veux faire des photographies, on n’a rien sans rien.
Quelques minutes après elle me conduit dans une vaste pièce où je reconnais quelques visages, des médecins pour la plupart sont là avec leurs épouses. Certains sont déjà pas mal éméchés par l’alcool.
Je me retrouve assis près d’une femme ivre qui me raconte son séjour au Caire
—si vous saviez comme c’est dégouttant le Caire…
Je bois un verre, je fais quelques photos discretement, des plans larges, il n’y a pas beaucoup de lumière.
Leur conversation m’ennuie. J’ai envie de partir mais c’est un peu tôt je viens juste d’arriver. Combien de temps faut-il rester pour que ça ne soit pas impoli de partir. Au pif je me dis une demie heure. Je pense aux loups à l’extérieur. Aux quelques mêtres à traverser accompagner par les loups jusqu’au portail. Puis je me dis que je m’en fous. Je dois partir tôt demain, rejoindre les montagnes afghanes. Et puis déjà je suis suffisamment horripilé par ces expates qui font laver leurs légumes au permanganate par des boys, qui vivent ici dans une opulence obcène. Je pense aux loups, je suis un loup moi aussi, j’ai encore des dents que je peux leur montrer.
—Bonsoir tout le monde, merci pour l’accueil, tcho.
En marchant à nouveau dans les rues de Quetta, je repense aujourd’hui en écrivant ces lignes à ce livre de Joseph Ponthus, paru en 2019 je crois,
« A la ligne »
Je me sens tellement plus proche de ces gars en usine que de ces bobos qui veulent sauver le monde en pétant dans la soie.