Comme je l’ai dit, Swann n’est pas un prénom que l’on oublie facilement. Je lui imagine des parents férus de littérature, ce qui n’est pas si fréquent chez nous. Des enseignants, peut-être. L’un d’eux, professeur de français probablement. Mais ce que les gens se rappellent sans aucun doute, à propos de Swann, ce sont ses yeux verts. Les gens d’ici aiment bien cela, de beaux yeux disent-ils. Comme ils disent de beaux cheveux pour tout ce qui s’éloigne du nègre.
J’avais oublié à quel point ils étaient étranges. Il a dû les entendre mille fois ces remarques sur leur couleur inhabituelle, et lire dans les regards la surprise, d’abord, le trouble, ensuite, et tout aussi vite, le désintérêt, une fois passée l’étonnement. Combien de talents il a dû lui falloir développer pour maintenir l’attention fugace des uns et des autres, ou au contraire, peut-être a -t-il été plus simple de renoncer car enfin, cette maison…J’imagine ce que cela a dû être de grandir dans cette magnifique demeure, petit être maladif, presqu’insignifiant, peu doué pour les relations humaines. J’imagine l’adolescent, entouré de toute la jeunesse dorée de l’île attirée par le faste de la maison familiale. On fait la fête chez Swann, hein, Swann…tu le sais déjà… On s’occupe de tout…L’ambiance à laquelle il fait semblant de participer, tout en regardant de loin ceux qui l’appellent mon pote en le tenant par l’épaule, n’oubliant pas de lui servir des verres au passage ; les garçons populaires, coqs musclés, virils, avec bagoût et culot, qui embrassent et pelotent dans l’ombre les jolies filles, sur lesquelles lui ne peut que fantasmer. Solitude dans la multitude. Cœur brisé et désaccordé, dans la musique tonitruante que crachent les enceintes disposées autour de la piscine. Tristesse insondable et sans nom dans l’allégresse ambiante. Et dans ce désert affectif, ce plein faitout de faux-semblants, la présence fidèle de Gabriel. Mon Gabriel.
Qui comme je l’ai dit ne l’a jamais abandonné.
Gabriel que tout le monde aime bien. Invité partout, parce qu’il est tellement facile à vivre. Jamais le dernier pour faire la fête ou boire un coup de trop, mais toujours gentil et serviable. Celui qui parle à tout le monde, danse avec celles à qui personne n’accorde un regard, prend la place du disc-jockey derrière les platines alors même qu’il pourrait rejoindre n’importe laquelle de ces filles dans le noir, celui qui une fois la fête finie se met en quête de grands sacs poubelle pour tout ranger, enjambant ceux qui se sont endormis au milieu des restes de nourriture et des cadavres de bouteilles, celui qui reste lorsque les amis d’un soir sont déjà partis vers d’autres aventures. Gabriel, qui comme je l’ai déjà dit n’oublie jamais personne et que tout le monde se rappelle.
Mon Gabriel, un éternel sourire aux lèvres, les pieds bien ancrés au sol, qui emmène Swann avec lui à la campagne, cueillir des mangues, dérober de la canne à sucre dans les champs au moment de la récolte, le traîne à la pêche, dès que la santé de son ami le permet. Qui lui présente de gentilles filles, assez jolies pour lui plaire, et qu’ils séduisent ensemble. Qui lui rend visite à l’hôpital en période de crises, ignorant les murs blancs austères, les vieux lits à barrière, les perfusions et les poches à liquides troubles, les draps au logo délavé du Centre Hospitalier Universitaire, les odeurs de désinfectant par-dessus celles de la maladie. Les mêmes odeurs qu’il feindra ignorer bien des années plus tard lorsqu’il veillera sur les dernières semaines de vie de sa mère.
J’ai très peu connu la mère de Gabriel. Comme je l’ai dit, notre histoire, il y a longtemps, avait été intense mais courte. Nous étions trop jeunes pour que cela compte vraiment. D’elle je me rappelle un visage sévère, des bonjours sans sourire lorsque je rendais visite à son fils et qu’elle était présente, occupée à ranger sa maison ou peut-être à arroser des plantes, probablement épuisée par la charge d’un foyer monoparental et les longues heures passés derrière un bureau. Comme je l’ai dit, je l’ai si peu connue. Quand je pense à elle, il m’est même arrivé de rêver d’elle, me souriant pour une fois, je pense avant tout au récit de sa maladie. Un récit que j’avais écouté le cœur battant. La douleur omniprésente, la déchéance physique, les soins quotidiens, le verdict sombre dès le départ, le lit médicalisé installé dans le salon pour rester dans le flot de la vie, les inconnus dont la présence rythme tout d’un coup la journée, infirmières du petit matin, kiné, psychologue, groupe de prière, infirmière du soir, la tristesse d’être devenue une charge. Le lien si fort, au-delà des mots, avec un fils qui a pris dans son cœur la place d’un mari jamais remplacé. L’amour inconditionnel qui pardonne et excuse tout. Les silences de plus en plus longs entre eux. La tendresse des regards. Le dernier souffle. L’absence. Cruelle.
Une absence jamais comblée. Pas même par la réapparition d’un père repenti. Un père imparfait, coureur de jupons notoire et poète à ses heures. Lui, je ne l’avais vu qu’en photo et j’oubliais systématiquement son prénom. J’aurais voulu le rencontrer pourtant, lire ses poèmes peut-être, et comprendre cette vie d’errance. Cette existence d’homme empêché, ses peurs, ses obsessions, ses petites manies aussi. Ses rêves, surtout.