Tu as vu John pour la première fois à la capitainerie du port, devant les prévisions météo affichées sur le panneau à côté de l’entrée. Ils étaient déjà trois devant ce panneau, et avec toi, quatre, alignés sur le trottoir. Quatre, ça faisait beaucoup pour une petite feuille A4 et une imprimante poussive en mode éco qui faisait plus de gris que de noir. La carte avec ses fronts chauds et froids, demi-cercles ou triangles, les doigts qui pointaient, les hochements de tête. Ça raisonnait dans les souvenirs et construisait les prévisions pour les sorties du jour. Vous aviez déjà tous les quatre des téléphones modernes avec accès aux sites dédiés, même si ce n’était pas encore aussi précis et efficace que les applications de maintenant, et celui qui était debout à côté de John comparait écran et papier affiché. Mais la météo en papier c’était juste en passant, un réflexe d’anciens. Dans les attitudes, démarches et habillements de chacun, tu savais que la mer n’était pas pour eux un passe-temps récent mais une longue pratique qui datait peut-être même des bulletins de France Inter et de la météo marine de Marie-Pierre Planchon qu’on écoutait religieusement et qu’on notait soigneusement sur le livre de bord après avoir attendu, presque sans respirer qu’après les BMS tant redoutés, la situation générale et évolution et le défilement des zones du large, Fisher, Dogger et German, Cromarty, Forth, et les autres, ce soit enfin le tour de notre zone, Manche ouest, découpée depuis en zones plus petites pour plus de précision.
Dans la brochette du jour postée devant les prévisions, il y avait les deux hommes à gauche que tu ne recroiserais jamais, et à droite, John. Et toi arrivée en dernier, la plus mal placée pour voir la carte, même si les trois s’étaient déplacés pour te faire une petite place. Météo en passant, pas de quoi s’éterniser non plus, ce jour-là, vous alliez tous à la douche, tous en même temps, contraints par les horaires de l’écluse Sans vous connaitre, vous auriez pu vous reconnaitre. Traces blanches sur les vêtements et cheveux amidonnés. Les deux hommes de gauche étaient bien organisés, presque chics, serviette sur l’épaule mais le reste des affaires dans un petit sac. Sacs à dos pour l’un et sac en tissus tenu à bout de bras pour l’autre, tandis que John avait un tee-shirt propre à la main et le reste, brosse à dents et tube de dentifrice dépassaient de la poche arrière de son jean tout raidi par le sel. Lui aussi, serviette sur l’épaule tandis que toi tu avais enroulé toutes tes affaires dans le morceau de tissus qui te servirait à t’essuyer après la douche.
Au bout d’un moment vous vous êtes tous les quatre dirigés vers les sanitaires, en file indienne dans le même ordre d’apparition que devant la météo, si bien que les deux inconnus ont tout de suite occupé les deux places des douches hommes et il ne restait plus à John qu’à attendre, ou à aller dans une douche réservée aux femmes. Ça ne vous dérange pas que nous soyons voisins ? Aucun souci, et en plus, avec la dépression qui s’annonce et en cette saison, il ne devrait pas y avoir foule à sortir ce matin, les femmes qui viendraient après auront les douches pour elles toute la journée. On va encore se prendre un peu de vent on dirait. Oui, comme la semaine dernière. Vous étiez dehors la semaine dernière ? Oui, je viens de passer deux semaines aux Sept-Îles. Ah vous êtes de la réserve, quelle chance, nous, on n’a pas le droit de s’approcher, alors je mouille devant pour regarder les oiseaux aux jumelles, mais c’est quand même loin pour les observer en détail. Vous aimez les oiseaux ? Si vous voulez je vous emmène, j’y retourne là, je pars à la prochaine écluse. C’est vrai ? Ça ne vous embêterait pas ?