Quatre à la table du banquet et en costume de circonstance. Quatre de la même fratrie, trois gars aux airs affranchis et une fille au visage doux. Ils devaient être au complet si mes comptes sont bons, quatre qui avaient réussi à empoigner leur jeunesse et à la pousser jusque-là, quoique l’aîné paraisse en mauvaise santé. Sur les rares photographies, il a le teint rougeaud d’un type qui ne parvient plus à respirer suffisamment. Pas assez d’air pour alimenter son corps aux jambes maigres et au ventre gonflé — trop mangé trop bu trop, pas si vieux pourtant. Quatre issus du même giron à peu d’années d’intervalle, donc quatre à se suivre, les trois fils, deux debout et l’aîné assis, et la fille en dernier un peu plus tard. Donc ce jour-là les trois avec bouquet griffé sur le revers de veston et une couronne de fleurs d’oranger pour la fille. La fille, elle, la mariée.
Elle a ôté ses gants en dentelle. Ils sont posés à côté de l’assiette.
Peu de traits communs chez les quatre, ressemblances diluées depuis l’enfance. Mais comment le temps est passé sur les corps, les a grignotés, obsédés, et vivre avec ça, avec ce grignotement permanent du temps sur soi, ainsi les quatre non exempts de cette érosion lente, sauf elle peut-être dans une certaine mesure, plus pimpante que les frères. Elle née la dernière, mariée tard, pour tout dire en urgence. Elle ce jour-là dans sa robe joliment disposée autour d’elle — peut-être que c’est la robe qui produit cet effet de fraîcheur, cet élancement de la silhouette. Enfin elle, la plus lucide de ce petit monde qui a tout tenté pour réunir les trois depuis longtemps montés les uns contre les autres à cause des épouses, toujours les mêmes histoires, et encore plus maintenant que l’aîné est diminué. Alors justement, faire en sorte que ça arrive avant qu’il ne lâche prise, ce serait bien trop jeune mais que voulez-vous, c’est à cause de la grande vie qu’il a menée. On ne peut tout avoir, la grande vie et la vie tout court avec rallonges. Et les trois finalement contents d’être réunis, ne se privant pas de jacasser autour de cette noce improvisée au moment des battages, belle saison, moins de risque de pluie, au pire la grange servirait de repli.
Elle remet ses gants, décidément pas faim. Elle regarde la tablée sous les arbres, les herbes blondes plus loin.
Rien à faire, elle ne ressent pas faisant partie des quatre. Toujours été à l’écart des garçons plus grands, plus forts et turbulents. Toujours vécu à part. Elle contre trois. Oui elle a vécu à l’écart, n’a pas donné la même prise au temps. Elle sait que l’aîné des quatre ricane, que sa femme raconte que c’est une honte de se marier à trente-huit ans avec un petit à pousser sous le tablier. Quelque chose qui produit de la honte, et pour toute la famille. Mais elle repousse ce qui se dit hors d’elle. Elle est d’une autre catégorie de personnes. Elle a le visage doux et le petit à pousser, c’est son affaire, elle l’attend, elle l’appellera Siméon, une chose qu’elle sait déjà. Elle contre trois.
Photographie, ©Françoise Renaud – juin 2023
Toujours le souci pour moi d'accompagner chaque texte par une photographie prise en mon lieu, pour apporter une résonance de réel, la maison au plancher qui craque et à la cuisine accueillante pouvant être la mienne ou une maison proche de la mienne, ici dans ce hameau...
« et vivre avec ça, avec ce grignotement permanent du temps sur soi », et ce staccato du mot « quatre » qui percute cette noce à la grimace !
oui tenter d’exprimer le devenir des corps, pas seulement des personnages avec tempérament, mais des corps qui marquent, se déforment, indiquent tellement…
merci pour ton passage
Ah mais c’est magnifique et toujours ton style d’écriture qui fait que c’est toujours du plus ajouté à l’histoire de ces quatre-là déjà intéressante à elle seule. » ressemblances diluées depuis l’enfance » et je pourrais en relever plein d’autres morceaux tout aussi beaux.
essayer aussi de garder le même fil, d’écrire « entre » les textes qui se créent et finiront peut-être par s’assembler, le personnage central qui n’a pas encore de nom, elle, et puis les satellites, famille ou autres
et merveilleux parcours proposé là à force de propositions (mais faut tenir le rythme…)
bien contente de ta visite, chère Anne
Très beau moment de noces tristes comme chez Simenon ou Tchekhov. Les corps presque figés sont impressionnants.
touchée par ta visite évidemment…
les corps de nos personnages révélant — ou pas — quelque chose qui nous préoccupe, voire quelque chose de nous-mêmes ?…