Ils sont quatre. Avant, ils n’étaient pas quatre. Ils n’ont jamais été quatre. Ou alors, il y a longtemps, et pendant quelques mois seulement. Et puis, ils étaient enfants. Ça compte pas vraiment, quand on est enfant. Maintenant, ils sont à nouveau quatre. Et ils sont grands, et ils sont vieux, et ils ont des cheveux gris. Ils n’ont jamais été aussi vieux et compté autant de cheveux gris qu’aujourd’hui. Ils sont quatre et ils marchent.
Là, à l’instant, ils sont bien plus que quatre. Ils sont une trentaine. Une trentaine à marcher lentement derrière les quatre. Les quatre suivent l’un. Une trentaine de personnes marchent lentement derrière l’un et les quatre. Ce n’est pas pour les quatre que les trente sont présents, c’est pour l’un. Ce n’est pas complètement vrai, c’est aussi pour les quatre. Les trente sont là pour les quatre, à cause de l’un. Parce que l’un est mort.
Ils sont quatre, mais avant ils étaient cinq. Cinq frères et soeurs. Ils sont toujours frères et soeurs mais ils ne sont plus que quatre. Parce que l’un est mort et qu’il n’est plus avec eux pour être cinq. Alors, ils sont quatre. Comme il y a longtemps quand ils étaient enfants, parce que l’un est le dernier. Le benjamin. Le caganis comme on dit ici. Enfin, pas exactement ici, dans ce cimetière, mais plutôt dans la région. Cette région où ils ont grandi à cinq.
Ils sont quatre et ils accompagnent l’un à rejoindre les deux dans le tombeau familial. Les deux sont morts il y a longtemps, pas sûr qu’ils se reconnaissent avec l’un. En vérité, ils ne seront pas trois, ils seront quatre eux-aussi. Parce qu’il y a l’aïeule. On l’aurait presque oubliée, l’aïeule. Ils seront quatre eux-aussi. Pas les mêmes quatre, mais quatre quand même. Le cinquième a quitté les quatre pour rejoindre les trois qui seront quatre à présent.
L’une des quatre est l’aînée. Elle a toujours été l’aînée. Elle se dit qu’en toute logique, cela aurait dû être elle qui soit l’un et qu’elle n’aurait pas dû faire partie des quatre. Mais la vie n’est pas logique. Sinon, elle n’aurait pas guéri de ce cancer qui lui a rongé le sein. Ce n’est pas sûr que ce soit logique, non plus. Parce qu’elle aussi, elle en a quatre. Elle en a eu cinq, mais l’un s’est noyé tout petit. Alors, ils restent à quatre et même s’ils sont grands maintenant, ils sont ses enfants.
L’une des quatre est la cadette. Elle l’est toujours, elle aussi. Elle se dit qu’en toute logique, cela aurait dû être elle qui soit l’un et qu’elle n’aurait pas dû faire partie des quatre. Parce qu’elle n’en a aucun. Elle est un. Pas deux, plus deux. Deux est mort il y a plusieurs années maintenant. Elle est un, et un est plus proche de zéro que tout autre chiffre. Elle est un mais elle ne compte pas pour zéro. Au contraire, elle compte pour beaucoup plus puisqu’elle n’est qu’un.
L’un des quatre est le garçon aîné. Pas l’aîné, le premier garçon. Au milieu du siècle dernier, il était l’aîné. C’était l’un. Il n’y est pour rien, lui, on le voyait comme l’un, même s’il était trois. Lui aussi, il se dit qu’en toute logique, cela aurait dû être lui qui soit l’un et qu’il n’aurait pas dû faire partie des quatre. Il a passé la moitié de son enfance à l’hôpital. Intestin trop long, un truc comme ça. Ils auraient été quatre pendant de longues années. Et aujourd’hui, ils ne seraient plus que trois.
Le dernier des quatre, c’est maintenant lui le dernier. Il était l’avant-dernier des cinq et maintenant, il est le dernier des quatre. Il se dit qu’en toute logique, cela aurait dû être lui qui soit l’un et qu’il n’aurait pas dû faire partie des quatre. Lui, il n’a aucune raison de penser ça mais, forcément, il culpabilise. Il a un gros ventre, il souffle comme un boeuf, il a un profil de victime. Il aurait préféré être l’un parce que c’est pas logique de se retrouver à quatre. Rien n’est logique.
Ils sont quatre. Quatre à suivre l’un pour la dernière fois. La prochaine fois qu’ils suivront l’un, ils ne seront plus quatre. Ils seront trois, forcément. Sauf s’ils meurent tous ensemble. Un accident de voiture, l’écroulement du bar où ils jouent à la belote, une épidémie qui atteint les quatre. Du coup, il seront zéro. Ils seront passés de quatre à zéro. Il seront zéro à suivre les quatre. Ils seront peut-être plus que trente derrière mais il n’y aura personne entre eux et les quatre.
Et ils seront huit dans le caveau familial.
se perdre dans les chiffres, perdre le Nord, les quatre points cardinaux, et se retrouver nez à nez avec une rose des sables, la fameuse rose is a rose is a rose
rythme qui tend à raconter (contrairement aux quatre protégés… qui pour moi, après deux lectures, ne sont qu’un jeu de syntaxe ce qui n’est pas le cas de tous ces textes de Gertrude Stein) et la répétition est enrichie d’un sens. Bravo
maintenant vais me forcer à oublier votre texte
wahou ! superbe, touchant. Merci pour ce texte qui se lit d’une traite.
Quatre est l’anagramme de Traque…Cette fratrie déboussolée qui se décompte en paragraphes de plus en plus détachés, c’est du vécu dans ma lecture. J’ai traqué une certaine sorte de vérité universelle dans ce magnifique texte – resserrement de l’enjeu.D’abord purement mathématique et intellectuel. Le groupe marche derrière un mort , il marche à la rencontre de sa propre mort d’où ce dévidoir des probabilités presque halluciné… On remonte même le temps, rajoutant de l’absence à l’absence, on traque les souvenirs, les malédictions. Au final le caveau a tout prévu. Pas la peine de marcher si vite…
terrible et implacable avancement dans le temps et dans la vie des familles…
tu m’inspires…
J’ai été happée par le rythme de la procession dont découle bien plus et sur plusieurs générations, le texte s’ouvre suffisamment pour nous laisser une place dans le cortège, merci
(« Ils n’ont jamais été quatre. Ou alors, il y a longtemps, et pendant quelques mois seulement. Et puis, ils étaient enfants. Ça compte pas vraiment..) Comptine à chanter en canon qui nous prend dans son décompte. Ensembles et séparés. Saisissant. Merci Jean Luc
Juste pour dire que ce texte m’a beaucoup touchée. Merci Jean-Luc.
énorme émotion de la vie qui défile avec les absents si présents, les présents presque déjà absents, bravo !!
C’est très poignant, ce compte qui n’est pas un décompte mais qui plonge en chacun des quatre et des autres. Peut-être pourrais-tu enlever dans les premiers paragraphes les phrases comme « Parce que l’un est mort. » car on a compris de quoi il s’agissait, surtout que le titre est explicite.