Comme je l’ai dit, la vieille, on ne l’aurait jamais appelé comme ça, mais qu’elle soit tordue et sèche sous la terre, ça ne colle pas avec les noms qu’on lui donnait, les noms que lui donnaient ses petits-enfants
Madilou, Mamina, Mamou, Momone, Maminette, Mamily, Mamoune, Mamilo, Mamouli, Mamouchette, Mamido, Mamouchka, Mimounette, Mamilou, Mamema, Mémoune
il semble qu’on lui en veuille, et c’est pas qu’on en soit fier, on ne pardonne pas à Mémé, elle s’est desséchée sans qu’on lève le petit doigt, on ne se pardonne pas, c’est sans raison. Comme je le disais, Mamoune commençait à avoir la peau bien fine, pour les humains on dirait parcheminée, pour une bête on aurait dit qu’elle avait la peau tannée, elle a travaillé comme un bête, a été traitée comme une bête, a sué comme une bête. Comme je l’ai dit, ce que je sais de Maminette, ça ne ferait pas un roman, non pas qu’elle n’eût pas une vie digne d’être romancée, ça non, tu penses, des bombardements en Normandie, les maris qui ne tiennent pas le coup, une angine de poitrine pour le premier, une longue maladie pour le second, et puis il a fallu partir à Paris, seule avec les 6 gamins, les matelas à coudre, les ménages dans les bureaux, les ménages dans les bistrots, tu penses, ça ferait une histoire correcte, un peu recuite, mais correcte, on imagine même que ça participerait du roman national, mais ce qu’on sait vraiment ne tiendrait pas sur 2 pages. Elle était bavarde, Mamouche, mais elle se répétait beaucoup, tu vois ? La guerre c’était quelques morceaux choisis : sous les bombes, elle prend son vélo, enceinte jusqu’aux dents, blessée par un éclat d’obus elle pousse le vélo 20 kilomètres durant pour rejoindre une sorte de tranchée dans son village. Elle en voulait aux Américains, surtout que sa fille, celle qui était dans son ventre alors, elle n’a pas arrêté de débloquer par la suite, alors elle se disait que c’était de sa faute, que, ce jour-là, elle n’aurait pas dû aller travailler à l’usine, comme si elle aurait pu savoir pour le débarquement. C’est tout. Le reste ce sont des bribes, et tu crois que j’ai envie, moi, de recoller les morceaux, de faire des recherches, tu me vois monter à l’arbre généalogique, secouer le cocotier familial ? Comme je le disais, ce jour-là, juste avant qu’on se planque devant la télé, Mamena était assise devant une barquette en polystyrène posée sur la toile cirée fleurie qui recouvrait la table ovale qu’éclairait le globe orange, elle avait allumé le petit poste de télévision au-dessus du frigo, elle devait éplucher une échalote, elle suait, ou elle pleurait, et la cuisine était pleine d’objets sympathiques. La bonne du père curé était morte, elle venait de l’apprendre.
Comme je l’ai dit, le père curé avait bien mené sa barque. A la retraite, il avait obtenu cure et chapelle en bord de mer, il disposait d’une bonne à tout faire, assurait les messes du dimanche et celle du 15 août. Le reste du temps, il faisait du gras sur son fauteuil. On ne se serait pas permis d’en parler comme ça, on le respectait beaucoup même, il avait aidé la vieille, l’avait soutenu quand le premier mari était mort, c’était un érudit, il disait des trucs marquants du genre « la plus grande invention de l’homme c’est le licol », jamais bien compris, mais il le disait avec conviction. Ça sentait le curé chez lui, c’est comme ça qu’on nommait cette odeur d’humidité, de livres et de vêtements changés une fois la semaine. Comme je l’ai dit, le père curé s’était mis en tête d’éclaircir une vieille affaire criminelle sous fonds d’antisémitisme, il écrivait un livre sur un type mort noyé dans une flaque d’eau, un trafic de voitures américaines, mais il ne disait pas tout, car il laissait entendre que certains indices lui auraient été divulgués en confession, alors il se faisait allusif, et sa voix, aujourd’hui, on la confond avec celle de Serge Sauvion qui racontait durant l’été des crimes ingénieux, du genre de ceux où une femme bien sous tous rapports empoisonne son mari à petite dose, et on écoutait ça devant le garage qu’on louait pour les vacances, rudimentaire, mais à deux pas de la plage, le garage du père curé. Un chic type, vraiment. Et comme je l’ai dit, on l’aimait bien, on le respectait, il avait aidé la famille et il lui arrivait de nous gratter le dos lorsqu’on rentrait de la plage, mais la bonne nous pressait, il fallait prendre la douche, enlever le sable des maillots de bain, sinon on allait en mettre partout.
La bonne du curé, comme je l’ai dit, se résume au solex qu’elle conduisait approximativement, au fichu qu’elle portait en permanence dès qu’elle sortait et aux lapins qu’elle tuait, dépeçait et cuisinait. C’était une vieille fille, elle était souriante et douce, elle s’appelait Geneviève. Elle s’occupait bien du père curé, mais ne s’en laissait pas compter pour autant. Lorsqu’il avait le dos tourné, des fois, elle lui tirait la langue, et ça faisait rire les gamins. Comme je le disais, la vieille a reçu une lettre où le père curé lui annonçait la mort soudaine de Geneviève. Comme il l’a écrit, il l’avait trouvée morte, un matin, étendue sur le sol, au pied de son lit. Il fallait comprendre que Geneviève dormait à la cure cette nuit-là, parce que ça lui faisait une trotte pour rentrer chez elle. Cette « brave Geneviève » écrivait le père curé, et on se demandait comment il allait s’en sortir, seul, sans personne pour lui faire à manger ni laver son linge sale de temps en temps.
Comme je l’ai dit, la vielle suait ou bien elle pleurait, la lettre était rangée dans son enveloppe derrière un bac à glaçons en forme de pomme, à la télé on tournait des roues, on rigolait bien, dans le buffet en formica incrusté d’un baromètre rond, les objets s’étaient accumulés et l’ancien côtoyait le nouveau, on se souvient : les pots de moutardes imprimés qui servaient de verre pour les enfants, des bols publicitaires, un bric-à-brac de couverts dont certains portaient la mention « souvenir de… », une collection de fèves pour la galette des Rois, quelques appareils électroménagers dont on retient le moulin à café orange et la yaourtière qui ne servait jamais. Le journal de treize heures allait bientôt commencer, on verrait le visage d’otages captifs depuis des mois, « nous ne les oublions pas », puis on parlerait des embouteillages et de bison futé qui voyait rouge. Comme je l’ai dit, la dépression avait repris Maminette, ça se voyait à la commissure de ses lèvres tirées vers le bas, à ses yeux qu’elle plissait et qui faisaient comme deux billes noires. Elle semblait avoir compris des choses décisives et n’aimait pas ça du tout. Elle devenait hargneuse et hautaine. Déjà, on lui en voulait de n’avoir pas pensé au gâteau au yaourt du petit déjeuner. Elle nous gâchera nos vacances avec sa foutue dépression, et que cette Geneviève soit morte, franchement, qu’est-ce que ça pouvait faire, c’est bien triste, mais enfin elle avait quatre-vingts balais, on ne la connaissait pas vraiment, n’était même pas de la famille, Mamoucka ne lui avait pas adressé la parole depuis des années. Comme je l’ai dit, la vieille, après la Normandie, était montée à Paris avec ses six enfants, puis, une fois ceux-ci mariés, sauf un, elle avait déménagé à nouveau avec son second époux, dans le sud, car l’époux était malade et que ça pouvait l’aider à mieux respirer, et, de fait, il a survécu un peu. Je ne peux pas l’appeler le vieux, car il est mort jeune. On lui avait trouvé un surnom affectueux à lui aussi. Il crachait ses poumons, mais littéralement, c’était pas une expression, il les crachait même méthodiquement, jour après jour, c’était ça sa maladie qu’un sirop vert, qu’il appelait sa bave de crapaud, n’arrivait pas guérir, mais qu’il nous faisait goûter en douce, comme il nous donnait des sachets de bonbons en douce, et des tic-tac aussi dont il avait toujours une boîte dans sa voiture. On le trouvait sympa le second mari, sauf qu’il paraît que sa maladie le rendait tyrannique, mais la vieille assurait, elle en avait vu d’autre, tu penses, les bombardements, la perte d’un premier mari, la perte d’un premier fils, l’alcoolisme d’une de ses filles, la fièvre puerpérale d’une autre, la schizophrénie d’une autre, le mauvais mariage d’une autre, et encore le célibat définitif de son fils unique, et finalement, ma mère qui ne s’en sortait pas si mal.
Comme je l’ai dit, ma mère avait tenu à me parler, après la mort de Geneviève, et elle a tout lâché d’un coup, au bistrot de la gare, dix minutes ont suffi, elle a transmis ses bribes à elle, ses incompréhensions à elle, et me voilà avec plein de bouts d’histoire qui en font plusieurs au lieu d’en faire une.
ça passe très bien, ça se lit d’un trait, très rythmé, coule bien à l’oreille, et s’amuse de ses propres clichés, tu as lu Cendrars un peu ?
Les clichés, le figé, oui, il faut s’attacher à ça, derrière il me semble que quelque chose appelle, ça dort, ça parait mort, mais il y a des aspirations légitimes à dénouer. Pour Cendrars, sa poésie uniquement: le recueil Kodak et, surtout, au dessus de tout et passionnément, La prose du Transsibérien, « Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd ». Tu m’invites à découvrir un titre en particulier ?
La banlieue de Paris
« Comme je l’ai dit, ma mère avait tenu à me parler, après la mort de Geneviève, et elle a tout lâché d’un coup, au bistrot de la gare, dix minutes ont suffi, elle a transmis ses bribes à elle, ses incompréhensions à elle, et me voilà avec plein de bouts d’histoire qui en font plusieurs au lieu d’en faire une. »
Magistral votre texte qui fait douter de faire entrer un personnage qui se transforme en bois flotté dans un Roman. La rivière en est pleine.
Le bois flotté, la rivière qui en est pleine. Merci pour cette image qui me touche et sur laquelle je vais tâcher de m’arrêter un peu. Elle me fait rebondir sur une nouvelle de Maupassant, « sur l’eau », la vielle femme avec une pierre autour du cou qui retient l’ancre d’une barque. Le passé qui tire…