Mais quand est-ce que tu vas t’asseoir ? c’est la demande répétée des trois autres et c’est pitié de comprendre que seule sa sœur parmi eux connaîtra le temps, supposera le temps, imaginera le temps où B sera assise pour la vie. En attendant B va de l’évier à la table, du plan de travail à l’évier, du four au placard à casseroles un chiffon à la main, comme sa mère avant elle — l’unique photo de la matriarche la montre du linge sous le bras, sortant de l’escalier de la cave, prise au vol dans la courette encombrée de cageots —, et les trois autres, dont sa sœur L, râlent, plaisantent, se moquent, la titille. Mais B, imperméable, ne se fâche pas. Ce serait perdre du temps de chiffon et cuisine, sauce, astiquage, de répondre. Viens t’asseoir, B ! ils insistent. Ils ont besoin d’elle pour jouer au barbu, au premier tour on compte les plis, le tour suivant les cœurs, ensuite les dames, puis le barbu c’est-à-dire le roi de cœur, et enfin tout en même temps, ce qu’on appelle la salade, et B sort les couverts à salade, on l’appelle, elle vient enfin prendre ses cartes mais elle a oublié les règles, C’est quoi l’atout ? elle demande, rires, le mari de B soupire, le mari de L se marre, L pince ses lèvres en replaçant ses bracelets sur ses poignets, en vérifiant ses ongles, en se passant l’index au-dessus de l’oreille pour remettre une mèche à sa place, une mèche rousse, mais L n’est pas réellement rousse, elle a choisi une teinte acajou très chaude que B, sa sœur, regarde avec circonspection. B n’est pas coquette. B a perdu ses cheveux en une nuit — ils tombaient par poignées — le jour où sa tante, qui n’était pas sa tante, mais la femme du train qui avait pris en pitié les deux sœurs, B et L, pendant l’exode, est morte. Deux sœurs, B et L, dans un train, toutes seules, car c’est la guerre. B a onze ans et L quatre. Elle se tiennent par la main. La femme qui n’est pas encore la tante sort un saucisson de son panier, en donne des tranches aux filles, leur demande où elles vont, le même village, puis à la mairie s’arrange pour les ramener toutes les deux chez elle, dans sa ferme, et c’est là qu’elle devient la tante, c’est là que lorsqu’elle meurt, deux décennies plus tard, B perdra tous ses cheveux, par poignées, en une nuit. L est coquette. L a soif d’être aimée. L n’a pas été assez aimée. Il faut dire que la matriarche de la cour aux cageots sur son unique photo n’avait pas le temps d’aimer L. Le père de L meurt lorsqu’elle a quinze jours. Ensuite la matriarche fait les marchés, se lève à l’aube, ramène des cageots de bananes qu’elle vend sur le parvis de l’église, travaille sans cesse, se fait houspiller par le curé, elle lui répond « toi, ton commerce tu le fais dedans (montrant l’église), et moi dehors » sans bouger son étal. On ne sait pas où est L pendant ce temps-là. Et B n’a pas que ça à faire, pas le temps de s’occuper de sa plus jeune sœur âgée de quinze jours, il y a les autres sœurs, et puis les frères, celui qui revient de Dachau et qui ramasse toutes les miettes de pain sans jamais parler des camps, celui qui était communiste aussi et qui est mort si jeune. Donc ils sont quatre, autour de la table, occupés à jouer au barbu, mais si on tient correctement les comptes, ils sont entourés de tant de morts et possèdent dans leurs corps et leurs gestes tant de fratries, césures, rugosités, amours pliés et malmenés, torsions de cœur, que le chiffre quatre n’a aucun sens réel. Le mari de L n’est pas le frère du mari de B, mais ça se pourrait. Les deux sœurs ne ressemblent pas à des sœurs. Les deux maris des sœurs ressemblent furieusement à deux frères. D’un claquement de doigts ou d’un clignement d’œil ils se comprennent, pas besoin d’en dire plus. Ils démontent un aspirateur pour le remonter à l’envers et placent sur le jet d’air soufflé une balle de ping-pong, tirent à la carabine dessus, ou bien ce sont des blagues de potaches, poil à la farce poil au jambon. L’un ressemble à Tarzan (le mari de L), l’autre à un intellectuel sérieux (le mari de B). Tarzan n’est pas Tarzan — bientôt il ne pourra plus tourner la tête, et ses mains trembleront si fort qu’il décidera de ne plus s’en servir —, et l’intellectuel sérieux tient plutôt du colonel d’infanterie en retraite — retraite dont il ne profite pas, à cause de tuyaux dans les veines, de morphine et de la table de la morgue à l’hôpital. Le mari de B est allongé sur la table de la morgue dans le sous-sol de l’hôpital, le mari de L est debout devant lui, et comme nous regardons, envisageons sidération, le bandage qui fait le tour du crâne du mari de B pour maintenir la mâchoire de sa mort fermée, le mari de L (blague de potache, poil au jambon) dit : finalement, il avait juste une grosse rage de dents. Et nous rions. C’est quand même incroyable. Ils sont quatre à jouer au barbu, quatre assis autour de la table (trois et demi, car B se lève toujours), ils sont quatre complètement anodins, malmenés, aucun n’a eu assez d’amour lorsqu’il était enfant (la mère du mari de L le battait, la mère du mari de B est morte lorsqu’il avait sept ans, la mère des deux sœurs L et B houspillait les curés, nettoyait la cour, pendait du linge, partait à l’aube, et aucun père nulle part, autre qu’avec un bâton, une ceinture ou un martinet à la main), c’est quand même incroyable que n’ayant pas reçu d’amour, ils en ai donné tant. Comme cette histoire de rage de dents. Ce n’est pas une blague, même si ça en a l’aspect. C’est un contenant serré serré (il y a des plantes qui fabriquent de tels baluchons de graines si denses et si compacts que ça ne peut qu’éclater ensuite), gorgé d’amour, d’extrait d’amour, d’une substance portée à ébullition, réduction distillation, pour que l’eau soit enlevée, le fadasse tiédasse évaporé, les sentiments mous disparus, ne reste que la matière sèche, celle capable d’être à nouveau diluée pour donner corps à des centaines de litres de produits, des centaines de litres d’amour dans le capuchon serré de « c’était juste une rage de dents ».
Tout ça n’aura pas d’héritage. Pas de mausolée. Les pierres tombales sont effritées. B ne sait plus où est inhumé son mari et elle confond les jours. L pleure quand on ne lui souhaite pas sa fête — si peur que personne ne l’aime —, et veille toujours à ce que ses cheveux aient cette belle teinte acajou. La vie est acajou, un reflet fauve, on passe l’index dessus, on lui dit Viens t’asseoir, on continue.
Oui viens t’asseoir – on continue
Oui (merci)
« Donc ils sont quatre, autour de la table, occupés à jouer au barbu, mais si on tient correctement les comptes, ils sont entourés de tant de morts et possèdent dans leurs corps et leurs gestes tant de fratries, césures, rugosités, amours pliés et malmenés, torsions de cœur, que le chiffre quatre n’a aucun sens réel. » je suis ok pour continuer de lire aussi!
Donc ils sont quatre, autour de la table, occupés à jouer au barbu, mais si on tient correctement les comptes, ils sont entourés de tant de morts et possèdent dans leurs corps et leurs gestes tant de fratries, césures, rugosités, amours pliés et malmenés, torsions de cœur, que le chiffre quatre n’a aucun sens réel. « je viens de voir que Catherine a cité les mêmes mots. Merci pour ce texte splendide où tombent les cheveux en une nuit, cette écriture qui tourne brasse emporte …
Je sens que ce texte va me faire démarrer, merci, Christine. Trop bien dit.