Quatre, le nombre idéal. C’est ce que lui avait dut sa mère, sa théorie, la famille comme un attelage, tirer dans le même sens, aller d’un même pas. Laisser l’homme mener calèche, lui mettre les rênes en main, lui faire croire qu’il choisit la direction, la vitesse. Sa mère et ses idées à la con sur la place, le rôle de chacun, le souci et les calculs pour elle, toujours pour elle, le souci des apparences, les calculs savants à trois bandes pour elle, penser, arranger avec constance, flatter les susceptibilité et l’estime de tous, vérifier et consolider la solidité des liens, ménager un espace à la convenance de chacun, et pour elle se serrer les flancs pour que tous se sentent à l’aise. Elle se décentre, elle se regarde comme vu de l’extérieur, ça lui fait ça souvent, au spectacle d’elle-même et puis les autres aussi, son mari, ses deux fils. Lui, il est étalé sur sa chaise, l’œil qui fuit, flou, et sa bouche amollie avec collée dessus un air bienheureux et satisfait, elle qui s’en veut, trop bien dressée, toujours à l’écoute du désir des autres à le devancer, même là sur cet terrasse, sans même qu’elle s’en rende compte avant, maintenant, ça lui saute à la face. Elle s’essaie à ne pas penser, de plus en plus souvent, la petite musique, elle la faire taire mais elle revient malgré tout en sourdine, ses deux ados, elle les voit portable à la main, le regard absorbé confisqué, pas un regard pour elle, presque des étrangers, moins proches que les enfants au sourire doux qu’ils étaient et dont elle substitue, de plus en plus souvent, à celle moins tangible qu’elle a sous les yeux.
Comme d’habitude, elle fait la gueule. On est loin de la reconnaissance, il aurait dû s’en douter. Une après-midi de foutue, mais le bonheur familial avant tout, n’est-ce pas. Qui dira qu’il n’y met pas du sien ? Il se sent un goût d’amertume dans la bouche, ne rien laisser paraître, afficher un air neutre, vaguement plaisant. Les deux ados, ça fait un moment qu’il se contente, pour la communication, de plaisanteries, lourdes lui disent-ils. Au mieux, ils se contentent d’un bref coup d’œil, ils lèvent la paupière bien synchrone, affichant étonnement et commisération avant de replonger dans la clarté mouvante de leur écran.
Quelle famille, il se risque, en scrède, à un regard, mine de rien, ne pas donner prise, fixer autre chose, dans la périphérie de son champ de vision, imitation parfaite de l’encéphalogramme plat, mode caméléon. Il a vu ça sur Tik-tok, des animaux, proies désignées, enfumant leur prédateurs en contrefaisant le mort, sur le flanc les quatre pattes en l’air à chaque fois que l’autre tournait la tête, ça l’a bien fait marrer, en mode mimétisme, comme les caméléon, c’est son kif du moment. Depuis, il expérimente la technique avec les adultes, les parents d’abord, les profs parfois, avec un certain succès et une bonne dose de savoir-faire. Il se dissout un peu dans cet air un peu chaud du début de l’été, se rend disponible, ouvert, quand ses parents, c’est sûr, le croit obnubilé par son téléphone. Il crée juste de l’espace, du vide où il puisse se mettre à sa mesure, trouver la bonne forme, pas comme maintenant contraint par tous ces rôles trop appris, râpés à force d’être joués. Il regarde la nuque de son frère. A force de vivre ensemble, l’un sur l’autre, l’un contre l’autre, à se mettre sur la gueule, ça arrive, pour faire descendre la pression, il sait le lire surtout dans ses absences et ses non-dits.
« Faire le zomb. » comme le frérot, pas trop son truc. Lui l’évitement ça lui va pas. Il a l’envie de le secouer, cet attelage, de s’en détacher au plus vite de ces liens qui les unissent et dont il ne voit pas la nécessité, les liens du sang qui ne lui évoquent rien, un ennui sans limite et une promiscuité subie. Son sang, c’est ses potes, avec eux, c’est à la vie à la mort, à la Marseillaise, comme ils disent entre eux pour la blague « frère, t’y es le sang » avec le check qui va avec pour l’entrée en matière. Il veut se frotter au réel, il rêve de l’étincelle, ça lui a valu quelques emmerdes au collège, son frère en bon aîné lui a sauvé la mise, une vanne, et sa colère a disparu aussi vite qu’elle était montée. Son meilleur allié, son ami, le seul de cet huis-clos familial qui échappe à sa vindicte, un tampon entre lui et ses parents, là où lui y irait à la corne, en frontal, un calmant pour lui le soucieux. Il anticipe, voudrait bouffer tout ce qui passe à proximité, il n’arrive pas à mettre à distance, tout compte double, il ne se satisfait pas de la demi-mesure. C’est cette compromission qu’il voit dans l’œil de ses parents, c’est cette acceptation qu’il n’accepte pas.