L’aide-soignante revient avec un yaourt. Elles sont quatre maintenant dans la petite chambre. Avec tout le matériel médical qui vient d’arriver, et les meubles, il ne reste pas beaucoup de place. L’aide-soignante redresse un peu le lit. « Allez, Mme C., on va essayer de manger ce yaourt. Il est frais. Ca va vous faire du bien. » La mère regarde sa mère ouvrir la bouche comme une enfant. Et elle se dit que personne ne mérite de finir comme ça. L’esprit en dérade et le corps qui résiste envers et contre tout. Elle lui tient la main et murmure encore une fois la prière du grand départ. « Ils sont bons ces yaourts. Ils sont bio et viennent d’une ferme du coin. » La jeune fille au bout du lit regarde la bouche qui s’ouvre et se ferme, la peau tachée des bras, les bleus qui ne guérissent plus, les joues qui se creusent, les mains tordues, déformées posées de chaque côté du corps. Alors, elle ferme les yeux et dans un effort tente de convoquer d’autres images : les vacances au bord de la mer, les parties de cartes, les odeurs de crêpes, le chant des tourterelles, les odeurs de pinèdes et d’océan, les baisers sonores de sa grand-mère. « C’est frais, ça fait du bien. Je les préfère sans sucre. Ca donne moins soif. » La grand-mère ne regarde rien de précis, elle a ce regard dont on ne sait ce qu’il fixe, ouvert en soi, vers le gouffre du grand vide creusé par l’oubli, traversé ça et là d’éclats de mémoire ou bien affolé et brillant d’angoisse, c’est selon, comme un ciel changeant. Mais le yaourt la ramène à elles trois, au monde des vivants. Elle ouvre et ferme la bouche, grimace, déglutit difficilement, tandis qu’une main lui essuie la bouche avec une serviette en papier. Les voix l’enveloppent, la traversent, vont et viennent, elles sont familières, elles viennent de très loin pour certaines, elles portent une mémoire ancienne. « Si vous n’en voulez plus, vous pincez les lèvres Mme C. , d’accord ? Et puis ce soir, on essaiera à nouveau le potage, si vous voulez. » D’un geste, d’une parole, d’un regard, l’aide-soignante rassure comme elle peut les deux femmes, leur montre qu’on s’occupe bien d’elle, qu’elle est entourée, qu’elles peuvent partir ce soir encore sans crainte ni culpabilité de la laisser. Si besoin, on les préviendrait…
Une scène reconnue, pas les mêmes personnages, mais les mêmes rôles; féminins en majorité. Moments tristes, moments fabuleux, moments où se joue « le grand départ » par petites avancées de cuillère, jusqu’à ce qu’elle « pince les lèvres »… Prendre ce sursis comme un cadeau et l’oubli comme un adoucissement du partir. Votre description est très belle.
Merci Marie-Thérèse d’être passée par là ! Mon fil de texte en texte est en effet très féminin. Je m’en aperçois.
Merci pour ces images si parlantes. Bon dimanche.
Merci Clarence de ton retour !!! Demain je reprends le fil de mes lectures. Ô temps suspends ton vol…