« il ne reste que l’absence pour se rendre visible »
(Claire Marin, Être à sa place, LDP, 2022, p. 39)
Comme je l’ai dit, une tignasse et une main dans la demi-pénombre. Endormie sur un matelas improvisé posé sur des palettes. Tout contre une fenêtre aux carreaux cassés et la végétation qui entre dedans à flots verts et lumineux. Je n’ai plus osé bouger, saisie par cette présence inattendue. Mes yeux s’accoutument à l’obscurité. Sur le sol, je distingue une tasse, un paquet de tabac, deux livres et une bougie à demi-consumée. La forme respire. Et moi aussi, avec elle. Dans le filet de lumière, deux souffles, la poussière et le parfum des fleurs. « Un café ? ». Je sursaute. Si je m’y attendais…
Nous voilà dans la petite cuisine. Du moins ce qu’il en reste, comme je l’ai dit. Un réchaud à gaz et une cafetière à l’italienne posée dessus. Comme si de rien n’était. Dans tout ce vrac. Et elle dans tout cet abandon. Elle me fait promettre de ne rien dire. Tandis qu’elle roule une cigarette. Elle raconte. A une inconnue. J’ai une bonne tête comme elle dit. Et puis faudrait pas que je croie… La tentation de la fugue. Pas longtemps. Juste pour voir. Oser la désertion. Pour voir ce que creuse l’absence. Elle rentrerait. Elle me l’assure. Elle se laisse encore une nuit. Faudrait pas que sa mère s’inquiète… Ni moi l’inconnue. Qui doit garder le secret. Et à qui donc elle raconte.
Comme elle l’a dit, c’est pas une vraie fugue. Sa mère, elle la croit chez une copine. De toute façon, elle la voit à peine, sa mère. Elle travaille à l’hôpital. Elle enchaîne les gardes. Quand elle ne travaille pas, c’est bien simple elle dort. Elle remplit le temps, le gave à la gueule pour ne pas se voir passer dedans. Et vit à l’envers. Elle travaille la nuit et vit le jour. Enfin, si travailler ça s’appelle vivre. Enfin, travailler comme ça, elle précise. C’est un beau métier, hein. Mais bon…Sa mère, comme elle l’a dit, elle boit beaucoup de café et fume beaucoup de cigarettes. C’est son carburant qu’elle dit sa mère, avec son sourire fatigué des jours gris. Comme je l’ai dit, une main qui roule une cigarette et deux cafés et tout le vrac.
Comme elle l’a dit, car ne peut plus s’arrêter, sa mère elle remplit comme elle peut le vide. Le vide de son père. Son père à elle qu’elle n’a jamais connu, elle dit avec la cigarette et le café. Enfin, c’est ce qu’elle pense. Que c’est la faute du père. Aux abonnés absents comme on dit. Il en faut du café et des cigarettes et des patients pour combler l’absence. Elle, petite, elle l’a imaginé son père. Du temps où sa mère lui racontait encore des histoires le soir. Pouvait encore. Tour à tout corsaire, pirate, bandit de grand chemin, aventurier, commissaire, détective, voleur de grand chemin, pilote d’avion de chasse. Un père grandiose. Et puis elle avait grandi. « Vous direz rien, hein ? ». Je ne réponds pas. Je lui demande une cigarette. Et puis, à petites gorgées, on boit notre café en silence dans tout cet abandon.
« Elle remplit le temps, le gave à la gueule pour ne pas se voir passer dedans. » Tellement bien dit! Merci Emilie
Merci Gilda ! Je viens d’écrire la 3bis. Demain, je m’en vais lire ton texte.
Très beau ! Combler le vide avec de la fumée de cigarettes et des patients qui n’ont rien à offrir que l’angoisse de leurs propres vides… bravo Emilie
Et j’adore Claire Marin ….
Merci d’être passée par là Géraldine. Je découvre Claire Marin avec ce livre que je cite et dont le sujet me préoccupe beaucoup. Je le lis et le relis déjà. Je vais suivre le chemin de ces retours et aller découvrir tes textes dès demain.
Passant par là j’ai remonté le fil depuis la #1, envie de savoir à qui était cette tignasse, vous tenez le cap dans chacun des textes pour nous amener à cette belle rencontre dans ce lieu qu’on peut vraiment se représenter, bravo.
Merci Isabelle pour ton retour. Au gré de mes lectures, au moment où l’on doute, ton texte a fait partie de ceux qui m’ont donné envie et m’ont aidé à maintenir le cap. Merci encore !