Plus personne pour s’occuper des chats. À l’époque il y avait la dame du 2630, on pouvait lui faire confiance, mais elle est partie, comme tout le monde est parti de ce quartier. Les deniers temps, je demandais à ma belle-sœur : « Est-ce que tu crois que les voisins vont s’occuper des chats ? » Elle me répondait oui, oui, bien sûr — on répond toujours oui à ceux qui ne reviendront jamais. Regarde-moi ces bêtes. Ils ne sont pas beaux, comme ça, ensauvagés ? Maintenant qu’ils ont rasé la plupart des maisons, le monde leur appartient. Le monsieur du 2542 ne sort plus jamais. Il doit avoir quel âge ? Plus de 90, ça c’est sûr. Sa femme est morte deux ans avant moi. À l’époque je n’avais déjà plus de force, alors aller à un enterrement…Le midi il ne s’installe même plus sur le porche. Notre maison lui faisait de l’ombre. Maintenant qu’elle a été rasée, le soleil tape dur. Ils étaient comme mon mari et moi : un couple de 1945. Elle était belge, flamande. Lui vient de tout à côté, Toledo. 20 ans tous les deux. Ils se sont rencontrés à Gand, en avril 45. Elle n’a été autorisée à venir en Amérique qu’en décembre 46. Tu imagines le dépaysement. Elle racontait toujours son premier hiver américain, la neige jusqu’au cou, les moins trente, toutes ces choses qui nous ont tant marquées à notre arrivée. Il travaillait chez Pontiac, service commercial. Il y est resté jusqu’à la fin. Étant jeune, il était drôlement bel homme. Tous les ingénieurs se ressemblaient un peu avec leurs pantalons noirs et leur chemisettes blanches mais lui avait quelque chose en plus — la distinction de ceux de l’automobile qui ne mettent pas les mains dans le cambouis. Avec mon mari c’était juste bonjour bonsoir. Elle et moi, pareil. Tout nous rapprochait, pourtant. Au début on a essayé — il faut dire que les journées étaient longues sans nos maris — mais quoi de commun à part la langue entre une Belge de la campagne qui parlait mal le français et une Parisienne comme moi ? C’était une belle femme. Grande, rousse. La cambrousse lui manquait. Souvent elle prenait la voiture pour se balader loin de la ville. Elle voulait que je l’accompagne mais les vaches, moi, ça va cinq minutes. On a arrêté de se fréquenter quand son fils est né, en 52 ou 53 (ils ont eu du mal à l’avoir). C’est à ce moment-là qu’elle est devenue tout à fait américaine dans ses habitudes et ses façons. L’église, les frontyard sales, le drapeau dans le jardin…Moi qui n’ai jamais fait aucun effort pour dissimuler mes origines, tu penses bien qu’on n’était pas sur la même longueur d’ondes. Ils ont appelé leur fils Patrick, Pat. Le portrait craché de sa mère avec toutes ses taches de rousseur. C’était un gosse d’une politesse inouïe, et intelligent avec ça. Ils l’ont mis chez les frères, dans je ne sais plus quelle école de Grosse Pointe. Son père voulait qu’il entre chez Pontiac mais quand il a fini ses études, en 75, la crise est arrivée. Patrick est resté quelques années dans le coin. Il ne voulait pas quitter la ville. Il a pris un boulot dans l’immobilier — dans l’immobilier au moment où tout le monde fuyait Detroit ! Et puis il est parti pour Akron. J’aimais bien ce garçon — quel âge doit-il avoir maintenant ? 70 ? Après la mort de mon mari, il passait souvent me voir. Maintenant, je ne sais plus. J’ai l’impression qu’il ne rend plus visite à son père. Peut-être qu’il est mort, lui aussi. Par ici on ne fait plus vraiment la différence.
Texte à bout touchant. Merci Xavier. Très fort.
Quelle ambiance, quel monde ! quelque chose de très ouvert dans l’écriture fait qu’on entre immédiatement dans cet univers (et qu’on a envie d’y rester un bon moment). Vivement la suite !
Je relis tes 1,2,3 et ce sont des univers entiers à chaque fois, des cadres plutôt, mais qui nous embarquent et nous surprennent, seront-ils reliés ? Ce n’est pas la question puisque ton style apporte cette unité, une ligne claire qui nous cercle chaque détail, et nous attache aux situations,
Bonne suite,
Ah ! Xavier ! de retour à Detroit… me sens chez moi par là-bas et tu y contribues largement. Ton style est toujours tellement touchant. Merci à toi
ta dernière phrase est terrible…
et ça pourrait se passer ailleurs qu’à Detroit forcément… universalité de tes mots, de ton propos si fluide