Comme je le disais, ma mère nous laissait quasi nues ma sœur et moi. Les enfants jouaient, garçons en slip et fillettes en culotte, dans la campagne de Bergette, encore au milieu des années 70. Ils couraient dans les chemins en tuf pour cueillir des goyaves et des mangues quand c’était la saison. Ils n’avaient pas peur des bœufs qui pouvaient leur barrer la route. Ils avaient des dents solides pour manger la canne à sucre sans sabre ni couteau.
Comme je le disais, j’ai honte quand j’y repense, assise derrière mon comptoir, le regard flottant sur le piano automate et les marches de l’escalier de l’hôtel La demi lune. La honte est une émotion que j’ai tenue bien à l’écart. La tristesse et la peur sont plus honorables. Il y a la peur de la solitude. La tristesse d’un chagrin d’amour. Je peux confesser cette tristesse et cette peur. Je n’oserais jamais confesser mes hontes. J’ai refoulé mes hontes. Je les refoule encore. J’imagine que s’il devait y avoir une scène inaugurale à mes hontes ce serait celle des prunes cafés dans ma culotte. Je n’avais pas réalisé. C’est seulement quand Marie-Rose et Fleurtide se sont moquées de moi que j’ai réalisé. J’étais indécente. Ce n’est pas le mot que j’aurais employé à l’époque. A l’époque j’aurais dit : « c’est mal élevé ». Écrire « indécente » maintenant tient à distance la honte. C’est moins fort qu’ « obscène ». Enfin c’est ce que je me raconte. « Obscène » convoque la honte, pas moyen d’y échapper. C’est ce que je me raconte.
Comme je le disais Marie-Rose et Fleurtide se sont moquées. J’oublie si ma soeur Guylaine en a fait de même. Je sais qu’elles ont toutes les trois raconté l’histoire à ma mère. Elle aussi s’est moqué. Elle a rit. J’étais partagée. D’un côté j’étais contente qu’elle rit parce que je ne la voyais pas heureuse ma mère. J’ai très peu de souvenir de sa joie. J’ai des souvenirs de ses colères et peu de ses larmes. Peu de souvenirs de son rire. D’un autre côté ma mère a ri, et j’ai eu encore plus honte. Je l’ai caché. Je ne voulais pas que Marie-Rose et Fleurtide ou ma soeur Guylaine, s’amusent à raconter cette histoire à tout Bergette, pour que tout Bergette se moque de moi. Marie-Rose et Fleurtide sont mes cousines, les filles de la soeur de ma mère Violetta. Nous vivions à Bergette, en bas d’un morne au milieu de la Guadeloupe sans vue sur l’océan.
Violetta n’avait pas honte. Elle dansait le gwo ka et soulevait sa jupe ample dont elle jetait tout le tissu entre ses jambes ouvertes avant d’écosser les pois d’angole sur son petit banc en bois.
Comme je le disais c’était la grande soeur de ma mère. Ma mère nous interdisait la danse. Enfin pas quand nous étions petites. Plus grandes, quand sur nos poitrines sont apparues comme deux petites goyaves vertes. Cela ne nous a pas empêché de savoir danser à force de regarder Violetta qui aimait danser. Et ma mère même si elle aurait préféré mourir plutôt que de l’avouer savait danser le gwo ka aussi. C’était mal vu. Ce qui était bien vu c’était la messe le dimanche, le catéchisme le mercredi après midi et les meilleures notes de la classe. Courir en culotte dans les chemins de tuf le menton rempli de jus de canne était toléré pendant les grandes vacances jusqu’à ce que les seins pointent et qu’alors fini de se donner en spectacle. Ma mère ne mangeait pas de cannes à sucre et ne supportait même pas le bruit de succion inévitable si on voulait vider la tige de canne de tout son sucre. Nous avions l’interdiction d’en manger à portée de ses oreilles. Comme je le disais la maison de ma mère est entourée de sandragon, de verveine blanche, de citronnelle et d’aloe vera. Les gens de Bergette nous prenaient pour des aristocrates. Nous restions à part. Polies mais à part. Violetta n’avait pas honte, n’était pas à part et dansait le gwo ka. Elle m’a dit « tu n’as rien fait de mal ». C’est elle qui m’a mise sur le chemin de la danse. Sans elle, je serais restée en Guadeloupe. Si j’avais eu de la chance, j’aurais épousé un converti à l’évangile à qui j’aurais donné trois enfants. Si je n’avais pas eu de chance, j’aurais eu trois enfants de trois pères différents et je serais dépendante des minima sociaux comme on dit aujourd’hui ou des allocations familiales comme on disait à l’époque. Ma mère voulait la chance alors je suis partie. J’ai menti sur mon emploi de comptable. J’ai menti pour la danse.
Comme je le disais, nous avions fini par nous convaincre que nous étions des gens à part, des aristocrates. La vérité (puisqu’il s’agit de dire aujourd’hui toute la vérité) c’est que nous avions peur.
J’ai tellement aimé ce texte. Beaucoup de choses que je ne connais pas, en tant que Parisien, que j’ai aimé lire. Et beaucoup d’émotions comme la honte, la colère, notre lot à tous et toutes. J’étais transporté. Et je pensais à ma propre honte. Merci.
Merci Jad
le chant des prénoms comme une danse à tempo indépendant du reste de la narration, étrange et bel effet de superposition…
Merci. Oui en écho avec le zoom de lundi. A tâtons, en explorant, en écrivant
La honte, comme un chantage à la vie, une érosion de l’être, en même temps qu’un véritable levier à se lever, à prendre son élan. Merci pour cet texte
La fin de l’enfance la perte de la naïveté, l’entrée dans le monde des codes, tant d’émotions universelles jaillissent et saisissent notre propre memoire…
Merci Gilda
Une musique, un chant, un rythme qu’on n’arrive pas à oublier ! Très, très beau !
Je découvre vos textes. Superbe ! un plaisir de vous lire. La justesse de cette évocation de l’enfance, la honte, la chance… c’est très beau. Merci.
Merci à tous. Vos retours m’encouragent!!! Je n’ai pas encore attaqué la 3bis. Un ami m’a dit avoir lu qu’on n’attend pas d’avoir l’inspiration pour écrire mais qu’on écrit pour trouver l’inspiration. C’est ce que je fais.
J’y suis complètement ! Tellement vivant et incarné ! (Ces personnages sont nés avec l’atelier ?) Et puis cette façon de débusquer par l’écriture ces sentiments tellement humains : la honte, la peur… Merci Gilda ! Je poursuis les lectures à mon rythme de l’atelier.
Merci Émilie de ta lecture. Les personnages sont ceux d’un roman en cours d’écriture. J’ai hâte que tu lises Terre battue puisque tu étais au Lewoz comme moi.