Tu le vois, le vieil homme seul assis dans son fauteuil, le regard vidé de toute expression, une bouteille de Jupiler en main, la bouche ouverte ? De temps en temps, sa tête approuve une pensée, un souvenir, un refus. Ce matin, il a fait le tour de ses visites : la boulangerie, le Nopri, l’ami cordonnier, le bar tabac. Il a salué la voisine, a remonté une à une les 72 marches de sa ruelle jusqu’à son refuge, une bâtisse insalubre qu’il ne veut pas quitter. Ici, sa vie, ici ses douleurs. Il y tient à ses souffrances passées. Il sait que s’il part, il abandonne les traces d’une misère, lui l’invisible parmi les remous, lui le modeste parmi les gueux. Au creux de son obstination, dans une langue à laquelle la pudeur a volé des mots, se cache le lent espoir d’un retour. Peut-être qu’un jour, elle reviendra. Il faut que je sois là, que la maison garde une porte ouverte, qu’elle retrouve sa couche, sa chaise, sa tasse. Quand elle franchira le seuil, je ne dirai rien. Je me lèverai et je ferai du café, du café tout frais rien que pour elle, que j’aurai moulu rien que pour elle, sur lequel je verserai l’eau que j’aurai mis à bouillir rien que pour elle. Elle aura vieilli elle aussi mais elle viendra avec ses regrets d’avoir perdu tant de temps loin de moi. Elle demandera où sont les enfants et je rirai parce qu’ils sont tous mariés et que nous sommes grands-parents. Je crois qu’elle choisira la chaise près du poêle au charbon et qu’elle pleurera en silence.
Tu la vois, la femme qui n’est jamais revenue, désirée au-delà de la mort ? Elle a vécu mille vies dans un seul village. Volage, enceinte, accueillie par un homme qui reconnait l’enfant d’un autre. Elle ne paie pas sa dette : aucune tendresse ne rembourse son dû. Elle ne l’aime pas. Elle s’offre à d’autres bras et enfante d’autres enfants d’autres hommes au sein d’un mariage de tristesse. C’est ce qui la pousse à s’enfuir sans bruit un jour d’automne : cesser de mettre au monde des enfants qui la laissent indifférente. Des petits chats chétifs qui s’accrochent à ses jupes. Elle devrait les nourrir, elle devrait les laver mais elle préfère fumer. Oublier dans le sexe et l’alcool qu’on n’échappe pas à l’héritage de l’indigence. Elle s’évade un matin avec trois robes dans un sac et quelques culottes. Derrière elle, la maison s’écroule, le passé s’effondre, les enfants ne sont jamais nés. Elle croit qu’elle va pouvoir effacer d’un choix les mémoires obsédantes des blessures qu’elle inflige. Bientôt les tourments, bientôt les revers. Elle n’échappera pas à la mise en demeure de la culpabilité.
Tu le vois, l’amant qui a trahi son ami ? C’est un défi pour lui, emmener l’épouse d’un autre sous son toit. Il n’en a rien à foutre du déluge qui déferle dans le cœur d’une tribu. Elle est à lui. Son corps lui appartient, ses mains, ses seins, son cul. A moi, la femme qui remplace ma morte. A moi, le bruit des couverts sur la table, des assiettes qu’on lave après le repas, de la raclette qui ramène l’eau sale, des frottements du balai sur le trottoir. A moi le quotidien, à moi les nuits, à moi le plaisir. Il la surveille du bord du journal. Lui au moins il sait lire. C’est pas comme le mari imbécile. Il n’a rien vu, rien entendu, en tout cas, il a fermé les yeux pensant mieux la retenir. Mais on ne garde pas le vent en cage. A lui le souffle, à lui la pluie. Il est fier de son coup. Regarde-le, le personnage sans vergogne, le méchant de l’histoire, l’absent des scrupules. Il a la gifle facile et l’outrage cinglant. Il serre dans son poing un oiseau tremblant et sa cruauté la rend ardente.
Soudain par les personnages foisonnement de détails, de traces, l’entrée en matière des textes 1 et 2 apporte à ce rythme un afflux de sang, on entre dans leur vie une tasse à la main, et les portraits distinguent les drames,