Comme je l’ai dit Camille distingue une vieille femme au corps pâle, les cheveux blancs relevés en chignon. Au petit matin, le vent léger l’avait appelée à la table du jardin d’hiver. Elle avait chassé du revers de la main quelques feuilles tombées sur l’assise de la chaise en fer forgée et s’y était installée, son châle de laine parme bien serré contre sa poitrine. Parfois, elle changeait de lieu, peu importait la saison. Parfois à l’ombre du cerisier, parfois dissimulée sous le saule pleureur. L’envie de sentir l’humus, d’entendre le froissement des feuilles et de plisser les yeux à la lumière mordante du soleil. Une envie pressante de tout ressentir avant la poussière et l’oubli. L’endroit qu’elle préfère est le jardin d’hiver attenant au couloir de l’entrée. Le lierre frôle ses chevilles comme pour lui souhaiter la bienvenue et les vitres brisées de la véranda reflètent la transparence de son teint. Elle attend et s’égare dans des souvenirs âpres, se cogne aux fantômes qui se moquent des échardes de sa mémoire. Assoupie, la tête penchée sur une épaule elle attend la visite de Madeleine pour leur café de onze heures.
Comme je l’ai dit Madeleine rend visite chaque jour à Augustine. Elle se réveille avant le lever du soleil, nourri les chats et les poules, prend son petit déjeuner et fait sa toilette. Puis elle va acheter une baguette de pain qu’elle demande coupée en deux. Une moitié pour Augustine, l’autre pour elle, c’est bien suffisant. Elle patiente jusqu’à onze heures, observant les allées et venues des voisins. Certains disent qu’elle les surveille, qu’elle les épie. Elle a gardé cette habitude vieille de trente ans et ne dit-on pas que les vieilles habitudes sont tenaces ? Ils ne cessent d’entrer et sortir, parfois sans visage lorsque le mauvais temps les oblige à se protéger sous des parapluies ou des capuches démesurées. Parfois ils lui font un signe de la tête comme le jeune homme brun qui a emménagé de l’autre côté de la rue, parfois elle se cache à la faveur des plantations. Dans son jardin sauvage se mêlent tournesols, rose trémières, campanules légères et légumes indomptés. Entre ombre et lumière il attire les papillons et les hérissons, leur offre son refuge parfumé loin de l’effervescence de la rue. Rhizomes, bulbes et tubercules circulent sous terre au gré des saisons. Madeleine le dessine par de rares tailles à l’arrivée de l’automne, il est son refuge comme il est le refuge des oiseaux.
Comme je l’ai dit il a emménagé dans l’appartement du rez-de-chaussée dont les fenêtres font face à la maison de Madeleine. Il a des fleurs de peau tatouées sur chacun de ses membres, seul son visage est épargné. Aux pieds, des crocs roses bonbon. Il est photographe et amateur de bonzaï. Chaque soir il taille et arrose sa forêt miniature avec un minuscule arrosoir dont l’anse semble ajustée pour des mains d’enfant. Le long col, tel une trompe d’éléphant, se termine par une plaque percée de six trous surmonté de deux yeux ronds de poisson. Madeleine ne connait pas son nom. Elle le trouve beau. Elle en rougit.
La précision des détails dresse un tableau très vivant dont on saisit les respirations. Et les « comme… » joue du rebond comme un ballon contre un mur. C’est enivrant.