Comme je le disais, ce n’est pas le portrait de la Konstanze qui aura fait couler le plus d’encre, mais celui du Garde du Corps. Si l’on sait que l’homme de la photo occupait cette fonction, c’est tout simplement qu’elle est mentionnée dans un cartel maniéré, incrusté dans le cadre. Il en va de même pour tous les autres portraits, et là encore, cette brèche dans le proverbial secret du Sérail ne laisse pas d’étonner. Cependant, il faut se figurer qu’au Sérail les fonctions demeuraient, même si les visages changeaient. D’ailleurs les visages eux-mêmes semblaient prendre le pli des tenues du personnel, se fondre les uns dans les autres et les corps, grands, petits, gros ou maigres finissaient par appartenir à une même série de matriochkas. L’exercice de la fonction transformait à ce point ceux et celles qui l’endossait que tôt ou tard, son allégorie les touchait de l’aile. Longtemps après, en dépit des lavages et des ablutions, du vent et du soleil, les vêtements et la peau conservent l’odeur poudreuse du Salon sans Tain, comme on garde un secret, jalousement, dans les profondeurs. Dans ce contexte, on peut comprendre que la série de photographies ne représentât, en définitive, aucun danger pour les modèles. Comme je le disais, ce qui étonne davantage, c’est le cadrage de ce portait-là : tandis que le Garde du Corps s’y tient dignement assis dans la partie droite de l’image, la partie gauche, elle, est vide. Ce vide agite à l’envi les langues les membres du Cercle C et les collectionneurs. Pour le personnel du Sérail, cette partie de l’image est occupée par une histoire pesant trois tonnes cinq et mesurant treize mètres de haut, à l’instar des deux lustres en cristal suspendus dans le hall du palais du maharadja Gwalior en Inde, qui constituent assurément deux références monumentales de la Cristallerie Saint-Lambert. Ce sont les plus grands lustres en cristal au monde. La légende veut que l’architecte ait fait tester la résistance du plafond en exigeant que dix éléphants soient menés au premier étage. Le cornac de cette histoire se retrouve au Sérail, vingt ans plus tard. Garde du Corps devenu, il diligente les déplacements en groupe des invités — il a la charge de les accompagner le plus adéquatement possible de leurs lieux de récréation — salles de jeux, fumoir, terrasse, Club Silenzio… — jusqu’à leur lieu de séquestration et retour, main dans la main avec le Cliquetis. Si on sait le lui demander, il peut décrire les sensations du prisonnier de droit commun laissé « en observation » sous les lustres monumentaux, assis devant un dîner féérique servi pour lui seul, tandis que les éléphants traversaient l’étage supérieur, menés par son propre frère, vérifiant la théorie de l’architecte. Lors de cette narration, d’une acuité susceptible de déclencher des nausées, il devient difficile de dire avec assurance si le conteur est le frère prisonnier du rez-de-chaussée ou celui, cornaquant, de l’étage. Comme je vous le disais, il est tout aussi incertain d’affirmer que l’homme de la photographie mal cadrée est bien celui à qui cette aventure est arrivée, ou l’un de ceux qui lui auront succédé dans cette fonction, faisant leur et l’histoire et l’espace vertigineusement vide qui l’accompagne.