NDLR : En bleu les textes anciens.
Il y a en Thrace deux montagnes et des rivières : l’une d’elles s’appelle le Danube, qui se divise en six bras, formant un lac et une île du nom de Pyuki (Pevka, [Peuce]). Sur cette île vit Aspar-Khruk [Asparukh], le fils de Kubraat, qui a fui devant les Khazars et quitté les collines bulgares, se lançant vers l’ouest à la suite des Avars. C’est là qu’il s’est fixé.
Anania Shirakatsi (612-685), géographe arménien du VIIe siècle
C’est familier. Voilà ce qu’il s’est dit. Ou plutôt voilà ce que je dis. Lui parle si peu, si rarement, parler n’est pas sa langue maternelle. Ici, pourtant, il doit le sentir si profondément qu’une voix lèche l’intérieur de son oreille. Te revoilà. Le goût du retour, il l’a eu si souvent sur les lèvres, dans les poils de ses narines, rien à voir avec l’humidité du porche de l’entrée de derrière le Sérail, où des caisses livrées et empilées là, toujours une bouteille d’alcool fort avait coulé, comme pour baptiser encore et encore le sol en terre battue ou honorer les morts en s’infiltrant au plus profond de la terre. Sous la terre, il y a toujours une rivière. Rien à voir avec le parfum capiteux du Salon sans tain, avec la fumée du cigare du Pacha, dont il se nourrit comme un dieu mineur profitant indûment du sacrifice d’un autre quand il rêve qu’il est de retour au Sérail, avec les herbes de la Soigneuse qui poussent et sèchent dans la pénombre de la vraie chambre de Selim, rien à voir avec la cire d’abeille du comptoir du vestiaire, avec l’air de la ville qui tempête sur le toit. Le goût du retour à Vienne il le reconnaîtra sans même savoir le décrire. Aussi sûrement que peut le faire celui pour qui les mots se sont absentés. Depuis combien d’années voyage-t-il ? Il a oublié tous les mots, mais le goût demeure et c’est un goût familier qui lui prend la gorge au bord du lac. Et une grande envie de dormir, avec cette berceuse sans paroles dans l’oreille. Ce retour-là a le goût de l’eau. Pas besoin de boire pour le savoir. La rivière le connaît. Elle avait essayé de lui parler quand il est passé par là…
Tu sais, ils disent : « Pendant que les sages cherchent le pont, les fous passent la rivière ». Des fous, façon de parler : il n’y a plus que des déchets pour venir se coller aux déchets, sur les bords, dans le milieu du lit, une vision inspirante sans doute pour se finir, du plastique sous toutes ses formes à tous les stades de décomposition lente — sûr qu’il traînera là plus longtemps que les morts-vivants à seringues, dans leur cimetière de seringues, comme les animaux trop débiles pour aller déféquer hors de leur couche. Dans le lot, certains jouaient par ici, gosses, ils doivent chercher un pont vers l’heure dorée où, à part une bouteille de bière et un vieux pneu finalement fort utile, elle avait l’air de quelque chose, la petite Karašica, maigrichonne en été, coupante comme la glace en hiver et plantureuse le reste du temps, trimballant tout le dégel au printemps et du bois flotté en automne. Ils sont si jeunes, ils sont de plus en plus jeunes, ils se souviennent avec ravissement du temps où capotes et chewing-gums minaient le terrain des affreux jojos, des fumeurs d’herbes dans l’herbe et des amoureux furtifs. L’amour c’est toujours un bien grand mot qu’ils font rimer avec ruisseau, il y a là un paradoxe, mais ces résidus valaient mieux que les mines, les vraies, dont ils ont garni les deux rives, me rendant apparemment au pur bucolisme et aux animaux légers et malins qui savent éviter ce qui pue l’humain comme ce qui pue la mort. Équation simple. Le secret des mines enterrées a vite été éventé par un sanglier balourd, dont il reste une bonne moitié de dentition parmi les pierres du fond. Avant tout ça, mais c’est si loin, il y avait des draps, des femmes, des chansons éclaboussées à grands coups de battoir et du savon qui ne troublait qu’à peine la transparence. Tout coule, je n’ai pas de mémoire et m’est avis que c’est mieux ainsi. Ils disent : « On ne peut pas attraper tout ce qui flotte sur la rivière ». Les capotes se font rares, les amoureux aussi. Ces temps-ci qui ont déjà trop duré, ils échangent des services et après les femmes préfèrent encore se rincer la honte et le dégoût de la bouche ou de l’entrejambe dans l’eau polluée après avoir écarté les cannettes et la mousse jaunâtre des bords. Ce qu’on leur donne « en échange » est donc pire que ce que la canalisation de l’usine de pétrochimie me dégueule dessus en amont. Il y en a une qui marche jusqu’au milieu du lit, elle garde ses chaussures — pas folle la guêpe — et puis elle s’accroupit dans le cours et elle hurle. Elle attend toujours qu’ils soient partis, ce n’est jamais bien long. Celle-là, oui, celle-là a peut-être une chance. Parce qu’ils disent aussi : « Assieds-toi au bord de la rivière et attends de voir passer le corps de ton ennemi », mais le genre de corps qui passe, personne n’est là à les attendre. On dirait bien que les sages ont trouvé le pont et qu’ils en balancent ceux ou celles qui n’ont plus de service à échanger. Cette fille en morceaux, l’hiver dernier, que ces abrutis de Semiovic’ prétendent avoir liquidée — ça, ils l’avaient violée tous en chœur et pas qu’une fois, mais démembrée… —, eh bien il en manque toujours un bout. Alors méfie-toi, oui méfie-toi de ce qu’on pourrait mettre sur ton grand dos. Tu as oublié comment on déborde. Qui t’a bridé ainsi et pour quel profit ? Tu ne sais plus comment tout emporter sur ton passage. On dirait que tu as peur à présent, que tu es n’est plus que retenue. Oh, tu t’es bien perdu, pour te croire si petit, mais tant pis, s’il en est ainsi pour l’instant : Va-t’en ! Cours ! Fais le détour ! Je sens que tu m’entends. Cours comme je coule au sortir de l’hiver.
Depuis combien d’années déjà voyage-t-il ? Comment sait-il pour Aspar-Khruk ? Il se souvient du galop des chevaux dans la rive mouillée. Il a dormi ici, loin du bord, à la lisière du bois, loin des voix qui chuchotaient, mais en dormant il les entendait tout de même.
J’espère que ma voix porte dans son rêve. J’essaie de lui rappeler l’amitié ancienne, entre nous. Une nuit du solstice d’été où Rados-le-Bleu dormait dans sa barque, ici même, au milieu du lac de Skhodar, sa ceinture trempait dans l’eau… sans le vouloir, il a pêché la lune. Oui, la lune. Elle s’est laissé prendre par la beauté du soleil qui était brodé sur sa ceinture. La lune était toute confuse : le bleu du lac, le bleu du nom de Rados et le soleil en pleine nuit qui brillait dans l’eau. Et en moins de temps qu’une étoile filante, elle était éprise. Mais Rados-le-Bleu, l’aimait comme elle était, libre et changeante dans le ciel du Pontévédro, au-dessus du lac de Shkodar. Alors il l’a laissée aller, mais depuis, chaque ceinture pontévédrine réalise une portion de la route céleste qui les sépare. Et toi aussi demain matin, tu partiras, sans rien qui te retienne, pourquoi dors-tu si loin de ma rive ?
Il est reparti et plutôt deux fois qu’une, puisqu’il revient encore et encore à ces bords. Le temps, il ne sait pas le compter comme font les hommes, mais il voit les changements. Le corbeau du parc a disparu et un autre l’a remplacé qui n’indique plus la bonne route du Marché des Vacillantes, un oiseau trompeur, mais qu’à cela ne tienne :
après avoir longtemps tergiversé, il s’est décidé à aller au bout de sa parole. Le Marché des Vacillantes, il l’a vu, entendu et senti, mais il ne peut jurer y avoir mis les pieds : les histoires de Selim sont taillées dans l’étoffe du songe et au réveil… comment savoir si les morts sont morts, si on a oublié l’heure, s’il existe bel et bien un Marché des Vacillantes ? Tout ne se vérifie pas. Tant qu’on n’a pas vu le corps allongé entre les bougies de la veillée et les vieilles psalmodiantes, tant qu’on ne distingue pas clairement l’aube du crépuscule, tant qu’on ne mange pas le mouton aux épices dans ces petits chaussons de pâte, en déambulant d’un stand à l’autre pour juger sur pied, on ne peut mettre la main au feu. Et parfois, le corps est perdu à jamais, les yeux cessent de voir clair même en plein midi, on arrive le jour d’après, et sur le sol les traces laissées des chapiteaux, des castelets, des chevaux, les détritus dans la poussière racontent l’histoire qu’on leur fait dire. Voilà le genre d’excuse qu’il s’est servi longtemps, à lui-même, car au fond, qui d’autre a-t-il jamais trompé que ses semblables : les goûteurs d’histoires ? Et tout à coup, il sait qu’il ne reviendra pas. On a dit qu’il avait perdu son chemin. N’est-ce pas le destin de quiconque prétend aller au bout de sa parole et revenir ? Il s’en aperçoit trop tard, peut-il en être autrement ? La frontière n’était qu’une chaise posée sur la route herbeuse. On la déplaçait quand venait une automobile, ou une charrette. Et maintenant, c’est un temple austère et sévèrement gardé. Entretemps, il a dormi vingt années près d’un lac. Il avait trouvé asile pour la nuit dans un monastère. En entendant la confession des autres depuis l’étable où on l’avait rangé, lui et son tapis de prière, il a été pris d’un vertige et la route de Vienne s’est effacée de sa mémoire. Sacha-mon-délice, interdit d’orchestre après la fin de la guerre, était la coqueluche de l’hôtel Bulgaria. Il jouait encore magnifiquement, mais surtout disait des blagues. Elles l’ont conduit tout droit au camp de Lovetch, où on l’a battu à mort. Chacun pleure en se demandant ce qu’il a bien pu jouer à la fin ? Pour celui qui l’a entendu une dernière fois, de l’autre côté du mur, c’était le signal du non-retour. Ou bien encore, la mer de Sofia l’a pris corps et âme : sept années de travaux collectifs sur la base du volontariat. Rien qu’un grand trou sec finalement : d’anciennes canalisations romaines emportent l’eau qu’on y conduit, sans qu’on sache pour où. Reste un panneau : ICI FUTUR PORT DE PARLOVO au terminus du tram. Or, il ne sait pas fendre les eaux et elles se tiennent désormais entre lui et le Sérail.
Quelle importance à présent ? Quelle importance quand il s’approche sans peur de la rive du lac et qu’il entend des mots très anciens fêter son retour ?