#été2023 #03 | la bestiole

et par terre… au pied de la porte de l’entrée… y avait les espadrilles de ME… des espadrilles rouges souvent… sa mère lui rapportait d’une venta à la frontière espagnole… Béhobie, Ibardin ou une autre ou c’est devenu une vraie zone commerciale moderne, j’sais plus où… et c’est sûrement là même qu’elle les aura achetées les espadrilles rouges… dans la venta un peu à l’écart, plus ancienne… la venta familiale où ME allait manger des tapas et un sandwich tortilla avec sa grand-mère… Joconde… elles venaient de là ses espadrilles et c’est resté longtemps de les acheter là… rouges souvent, mais y a eu des vertes aussi, des jaunes… et j’ai eu les miennes un jour… mais souvent ME avait des rouges et surtout, trouées… j’revois les trous, comme une marque de fabrique… au début elles étaient neuves bien sûr, mais va savoir comment elles étaient vite trouées à l’orteil… et c’est à cause de ça d’ailleurs… des ongles des orteils qui se redressent un peu… qui rebiquent… et en poussant ils finissaient par trouer les espadrilles… et ME les portait longtemps comme ça… le talon découvert… et ça j’pouvais pas… j’avais toujours l’impression qu’elles allaient s’barrer les espadrilles… et d’ailleurs ça arrivait, y en avait une qui finissait par virevolter et claquer contre le mur ou un meuble… mais pas ME… ME avait l’habitude… les espadrilles baillaient derrière, glissaient sur la moquette… mais elles devaient être retenues par les ongles qui accrochaient aussi au bout… surtout avec les trous… elle portait bien les espadrilles trouées rouges… et ça devait être de famille… sa mère aussi les portait comme ça… et encore aujourd’hui y a toujours une paire d’espadrilles trouées chez elle… et même plusieurs… et j’ai souvent droit à ça quand j’y vais, à une vieille paire trouée… que j’porte aussi bien que si c’étaient des palmes… y a que son père à ME, Zézé, qui reste en charentaises… à motif écossais… mais il les porte le talon découvert… en savate… alors ME a appris à marcher comme ça… en somme c’est de famille la savate… même si j’sais pas pour Joconde… j’l’ai connue, mais pas assez longtemps pour m’intéresser à ce qu’elle portait à ses pieds… et comment elle portait ça… foutu cancer… pas une famille qui soit pas touchée, hein… ? moi c’était le grand-père Omer, tu sais… j’appelais ça le cancre avec lui… son cancre… et combien y en a des comme ça aujourd’hui encore, autour de moi… dans la structure en ce moment, c’est une hécatombe… entre Aurélia en plein traitement… j’ai dû la remplacer à Chalais… Cèce qui en a réchappé… pas sa sœur… elle voulait pas de soins courants à l’hôpital, elle allait voir des guérisseurs apparemment… et Véro qui vient de perdre son mari… remarque, il aura quand même résisté, c’était son troisième cancre… à la gorge, comme le grand-père… ME, sa grand-mère, c’était la tête… son grand-père aussi, qu’j’ai pas eu le temps de connaître, mais c’est pas pareil… il est tombé d’une échelle en faisant j’sais plus trop quoi au bord d’un toit en plein orage… un coup de vent et voilà… la tête… j’l’ai manqué de peu… j’sais pas pourquoi, j’suis sûr qu’il était drôle… j’imagine même que c’est lui payait les tapas et les tortillas… et un coup à boire à la venta Peyo de Dantxaria, ça m’revient… j’sais plus comment il s’appelait… et Joconde, pas de doute, aura acheté à ME des espadrilles… espadrilles, tapas et tortillas… et sangria pour tout le monde… et si ça se trouve c’est là aussi qu’on les trouvait les charentaises écossaises de Zézé… elles finissaient trouées au bout, elles aussi… faut en vouloir quand même, là… ça donne une sacrée idée de l’ongle rebelle dedans… comme une bête à cornes… et on sait de qui ça vient du coup les orteils de ME… mais pour la démarche, l’espèce de glissando de l’espadrille, j’dirais plutôt sa mère… et le même coup de main aussi quand il fallait tuer une bestiole… les blattes dans l’appart’… y en avait pas beaucoup mais ça revenait… elles revenaient les blattes… on savait pas trop d’où… elles couraient sur la cuisinière, sur la table, par terre, sur le placard… on en a retrouvé dans la poubelle… ME les chassait… en essayant de les écraser avec son espadrille en main… heureusement, la semelle était en caoutchouc… plus facile pour nettoyer l’espèce de liquide gras… c’est souvent comme ça pour se débarrasser des bestioles… les blattes, les mouches, les moustiques, les punaises, les araignées… sa mère fait pareil… mais elle a pas peur d’attraper parfois les punaises et les araignées à la main pour les jeter dehors… sa hantise, par contre, c’est les moustiques… elle est allergique… une piqûre et ça gonfle, et ça reste des jours sur la peau… ça provoque une espèce de bouffiole qui finit en croûte purulente… Joconde aussi elle attrapait les bestioles à la main… elle les écrasait même… elle était pas à ça près… elle disait pas grand-chose mais elle agissait… et sur la fin elle disait presque plus rien et faisait n’importe quoi… la voiture c’était un problème… surtout le jour où elle a pris un rond-point en sens inverse… ben c’est pour couper… ça va quand même plus vite comme ça, elle disait… on a dû lui interdire la voiture… mais le plus dur c’était peut-être la cuisine… c’était quand même son domaine, ça… avec sa sœur, Ida… des vrais cordons bleus… mais là aussi, y avait de plus en plus de ratés… moins de goût, des textures bizarres… un jour, j’ai retrouvé une punaise dans mon assiette… du gratin j’crois… on était chez Ida justement… elle, elle était encore alerte à ce moment-là elle… et elle a jamais été malade… sinon de la vieillesse… de la mémoire tout doucement… du corps qui fatigue, et perd l’équilibre… de la peau blanche plus fine qu’une feuille de papier, des bleus noirs comme de l’encre… les gestes quand t’y arrives plus… la solitude quand les autres non plus y arrivent plus, ils ont pas le temps, et c’est la maison de retraite… et c’est les repas de famille du dimanche qui rythmaient encore la vie qui te manquent… que t’oublies aussi… la famille de la sœur quand t’as pas eu d’enfant… la sœur avec qui t’es restée proche toute la vie… avec qui t’as travaillé au château de la Barrière… la petite sœur quand tes souvenirs d’enfance s’effacent… surtout ceux en Italie, mais elle était pas encore née… elle est née en France, Gioconda, c’est ça… ? la petite sœur partie la première… ? que t’as a soutenue du mieux qu’tu pouvais quand elle y arrivait plus… ? quand tu voyais bien qu’elle, elle y voyait pas très bien… ? plus du tout… ? ni le monde dehors, et de plus en plus le sien dedans… ? tu voyais que ça tournait pas rond… ? que même en cuisine, là où elle trouvait encore du plaisir… ? elle en trouvait encore à la fin… ? malgré les gestes difficiles… ? malgré les ingrédients oubliés… ? malgré la punaise ajoutée… ? gratinée… ? j’ai discrètement montré la chose à ME d’un coup de coude… qui l’a montrée à sa mère d’un coup d’œil… elle voulait qu’je jette mon assiette, mais j’ai préféré mangé ce qu’on m’avait servi… politesse de mise… punaise remisée… foutu cancer… ça lui rongeait le cerveau petit à petit… par les yeux… elle est pas devenue aveugle, mais quand même… ME a dû l’emmener un jour à Bordeaux pour des examens… à Bergonié j’crois… on rentrait de boîte après une soirée d’anniversaire… ME a pas dormi beaucoup pour emmener sa grand-mère au rendez-vous… on savait déjà pour la maladie, mais j’crois que c’est là qu’on a su qu’elle entrait dans une phase incurable… terminale même, parce qu’elle est partie deux ou trois mois après dans le courant de l’été… tout le monde était en vacances j’sais plus où à l’étranger… pas moi, j’bossais à la boulangerie Bouchet, à livrer le pain… et fini les vacances, retour en catastrophe… c’est que c’est un autre genre de cancrelat ça… c’est autre chose qu’une allergie aux moustiques… j’sais pas si elle était déjà allergique Joconde, en tout cas ME a hérité de ça… si bien que la nuit, si y en a un qui vioule par-là, ME se lève, allume la lampe du bureau pour pas m’réveiller et part à la chasse au moustique… elle finit quand même par me réveiller souvent en frappant un grand coup sur le mur… pas avec une espadrille mais de la main… c’est con, on peut pas faire pareil avec le cancre… et parfois c’est un grand coup au plafond… mais c’était peut-être le fauve du dessous…

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

4 commentaires à propos de “#été2023 #03 | la bestiole”

    • Oui, ça partait un peu comme une anecdote absurde et fétichiste, vite rattrapée par l’Absurde presque malgré moi. — Merci

  1. il faut que je te fasse part d’une gêne à l’égard des points de suspension. J’imagine des virgules à la place et ai l’impression que ma lecture s’en trouve fluidifiée. Manière de dégager le texte de l’oralité, même s’il en tire son élan (que de mon point de vue l’omniprésence des trois points freine) — me pardonnes-tu de m’immiscer ?

    • Tu fais bien de t’immiscer dans le texte. Les commentaires où le scepticisme participe de l’amélioration des choses, ce n’est pas si souvent, je prends. D’autant que je n’ai pas la science infuse et que je suis entre de bonnes mains. — Donc, les points de suspension. Personnellement, je n’en suis même pas particulièrement fan, bien que la moitié de mes textes dans ce cycle tend à prouver le contraire. C’est vrai que je me laisse emporter par l’oralité, et qu’à défaut peut-être de porter vraiment le texte, ça me porte moi dans ma volonté de pousser l’écriture. C’est moins de la création littéraire que de l’expression de soi, en somme. — J’étais un peu moins lourd sur la suspension il y a quelque temps, quand elle intervenait juste à la fin des paragraphes : il y avait de la voix, un flot qui s’achevait en queue de poisson pour passer à autre chose, du coq-à-l’âne. Ici, j’avoue que c’est incessant. Mais, pour défendre un peu l’usage intempestif de la chose, on peut voir ça comme un effet de la bestiole, à ronger sans cesse, « à petit » comme disait ma grand-mère, la voix. Quand dire, c’est faire ? (Mais cette formule aussi est certainement usée ?) — J’avoue que le rythme rapide du cycle m’empêche de trop réfléchir à la question, ou de me replonger dans les maîtres ès suspension, comme LF Céline en plein dans la gouaille ou N Sarraute à tâtons sous la voix (grosso modo). C’est chose faite grâce à toi, en tout cas la réflexion est ouverte. — Merci.