Extrait du journal pris dans le cahier 1998
Comme je l’ai écrit dans le carnet titré Rue Nikki de St Phalle, l’homme du 5 avait une signature de ministre. J’avais une lettre recommandée à son nom. Avant de signer il l’a longuement examinée. Il maintenait un sourire de bon accueil la tête légèrement penchée sur le côté mais son front s’était plissé laissant apparaitre deux rides profondes entre ses sourcils épais. Je l’ai observé. Le regard franc et direct – lunettes à monture or – cheveux sel et poivre – maintien élégant – les gestes fluides – un homme charmant. Et comme je l’ai déjà noté une voix profonde et chaude. Quand je lui ai tendu la lettre, Rose, sa femme, petite souris effacée, s’est approchée. Ils me faisaient penser au couple de personnes âgées du numéro un. Des hommes de belle prestance avec des femmes plus que discrètes. Des femmes qui n’ont pas travaillé en dehors de la gestion du petit personnel de la maison. Elles avaient quelque chose de désuet dans l’allure et dans la tonalité de leur voix. Des couples qui respiraient le respect et la tendresse. Mais comme je l’ai écrit dans le carnet titré Rue Marceline Loridan-Ivens, l’argent ne fait pas la tendresse. Au 10 de la rue Marceline Loridan-Ivens c’est aussi un vieil immeuble cossu de deux étages occupé par deux familles, une à chaque étage et comme je l’ai déjà écrit et l’écrirai encore et encore, là… il y a de l’argent, mais quand j’ai rencontré pour la première fois la femme du premier étage, toute la misère du monde m’est tombée sur les épaules. Des yeux gris, vides de tout regard, un teint gris, des cheveux rassemblés en un chignon serré qui tiraient sur le visage laissant apparaître les rides de la tristesse au coin de lèvres pincées. Et comme je l’ai écrit c’était la première fois que je la voyais. Elle ne sortait jamais à mon passage, contrairement à Rose qui venait à ma rencontre et avait toujours un mot gentil à me prodiguer. C’était son mari que je n’avais jamais vu, ni celui du 10 rue Marceline Loridan-Ivens. En fait je ne voyais pas souvent les maris auprès des boites à lettre. Les hommes seuls, oui ! Les vieux ! Les jeunes, eux, ils travaillaient, je ne les voyais pas non plus. Comme je l’ai tout de suite noté, Rose était discrète. Elle se tenait là attendant que son mari ait fini de signer le reçu de la lettre recommandée, le dos bien droit, les mains croisées sur le ventre, le regard fixé sur son mari. Elle était légèrement agitée et n’y tenant plus au bout d’un moment qui à elle seule parut une éternité, elle a murmuré Dis-moi Alexandre, est-ce Paul ? Paul était leur fils. J’avais régulièrement des lettres de lui dans ma sacoche. Elles venaient de pays où il ne fait pas bon vivre. J’ai vite compris qu’il était reporter de guerre. Quand Rose a prononcé le nom de leur fils, j’ai réalisé que depuis longtemps je n’avais plus de courrier à son nom. J’irai vérifier dans mes dossiers en rentrant.
Très prenant ce dépliement lié aux lieux, aux adresses qui prennent une densité (et tout un imaginaire en nous lorsqu’on les lit).
Etonnants ces ponctuations par le carnet, le numéro de porte et ces noms de rue. J’ai observé chacun et chacune en adoptant le rôle de la factrice. On pourrait silloner une rue complète de porte en porte et d’histoire en histoire. Merci, et belle suite. Je suis curieuse de te lire.
Très intéressant de poursuivre maintenant avec le journal du facteur…